Les Linceuls est la quintessence du morbide chez un David Cronenberg endeuillé qui livre une œuvre du bizarre et fascinante même si inaboutie.
Synopsis : Karsh, 50 ans, est un homme d’affaires renommé. Inconsolable depuis le décès de son épouse, il invente un système révolutionnaire et controversé, GraveTech, qui permet aux vivants de se connecter à leurs chers disparus dans leurs linceuls. Une nuit, plusieurs tombes, dont celle de sa femme, sont vandalisées. Karsh se met en quête des coupables.

© Gravetech Productions, SBS Productions. Tous droits réservés / All rights reserved
Critique : Cannes 2024. David Cronenberg présente en compétition Les Linceuls, en compétition après Crash (1996) Spider (2002), A History of Violence (2005), Cosmopolis (2012), Maps to the Stars (2014) et Crimes of the Future (2022). N’y cherchons pas la possibilité d’un prix. Le thriller a déçu, divisant la critique et laissant le jury froid comme la mort. Pouvait-il en être autrement tant ce nouvel effort du cinéaste dans la narration verbeuse et monocorde ne pouvait prétendre au consensus. La nomination était pourtant comme une évidence.
Saïd Ben Saïd fidèle aux grands auteurs subversifs du cinéma mondial
A sa production, le Canada, évidemment, mais aussi la France, via la société de Saïd Ben Saïd qui aime décidément s’atteler à des projets tordus avec la crème des auteurs provocants d’antan, puisqu’outre le réalisateur subversif de Crash qu’il avait déjà produit en 2014 avec Maps to the Stars, figure à son palmarès un certain Paul Verhoeven (Elle, Bendetta) qu’il a conduit à deux reprises sur la Croisette jusqu’aux César.
Le casting est forcément ouvert sur la francophonie puisqu’on y trouve Vincent Cassel et Diane Kruger qui, même si allemande, est devenue française d’adoption pour le public de par sa filmographie et sa proximité passée avec Guillaume Canet. L’anglais des deux acteurs est d’ailleurs parfait. Ils peuvent sans aucun mal prétendre porter sur leurs épaules ce qui s’apparente à un authentique film de science-fiction horrifique comme David Cronenberg aime les réaliser depuis sa prime jeunesse, dans le même style clinique.
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Une œuvre à la croisée des genres qui ne ressemble qu’à son auteur
Les Linceuls est a priori un thriller, puisque l’intrigue jette des pistes plurielles autour d’une trame insolite, à la fois politique ou économique. Il s’agit de son genre officiel. Mais c’est surtout de nouveau un pensum du maestro qui déploie toutes ses thématiques habituelles dans son genre de prédilection. Cronenberg livre évidemment un film de science-fiction dans laquelle se nouent son obsession pour les mutations du corps (la gémellité, le cancer qui gangrène le corps…) et sa fascination pour le corps et sa capacité à muer au contact de technologies envahissantes jusqu’à n’en faire plus qu’un avec celles-ci (ici l’intelligence artificielle est dévoyée sur bien des aspects).
Avec une dose de perversité assumée, l’auteur a surtout la neurologie de son âge (plus de 80 ans) et les plaies d’une existence vécue à aimer mais aussi à devoir abandonner : la mort de son épouse en 2017, Carolyne Cronenberg sert de déclencheur à ce deuil cinématographique sans détour où Vincent Cassel, en alter ego du cinéaste, épouse la diction du Canadien, son dandysme et son apparence physique sèche, jusque dans la coupe de cheveux.
Cronenberg aborde donc des thématiques contemporaines comme notre relation aux nouvelles technologies, voire notre soumission et passivité face à ces progrès révolutionnaires qui nous positionnent dans une relation de dépendance complexe au virtuel (Videodrome, eXistenZ et Les Crimes du futur avaient été des jalons annonciateurs). Les enjeux sont puissamment éthiques, économiques et politiques, dans un environnement anxiogène, paranoïaque et complotiste. Des thèmes embrassés non sans talent par son propre rejeton, Brandon Cronenberg, lui-même réalisateur, dans Possessor et Piscine à débordement, mais avec son regard d’homme esseulé par la mort de l’être aimé à un âge où la réflexion sur la pertinence de la vie qui reste devient première.
Les Linceuls, œuvre ténébreuse, morbide et funeste
Les Linceuls est indéniablement le premier film funeste de David Cronenberg. Au centre de la trame, l’on trouve la mort connectée à une application pour permettre à la famille de contempler la décomposition du défunt. L’idée est évidemment aussi horrifique que ténébreuse, mais elle interpelle à bien des niveaux quant aux marécages de notre cerveau. Cronenberg tombe lui-même dans le piège en cherchant à consolider sa réflexion sur le sujet jusqu’en évoquant les conséquences écologiques d’un pareil délire. Un aparté qui est loin d’être une contingence idiote puisqu’on évoque la contamination de la terre par des technologies nocives que l’on ne peut appliquer qu’aux défunts que l’on revêt dans la tombe d’un linceul connecté d’ondes et de caméras ultra perfectionnées qui vont jusqu’à pénétrer dans la chair, les os…
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L’incipit est de ce fait un sommet du macabre. En un plan, il expose le spectateur à une atmosphère sinistre dont l’œuvre ne pourra jamais se défausser. Cette gloire à la morbidité d’un cinéma fulcien ne dure que quelques secondes mais trottera pendant toute la projection, mais non sans être malmenée par les interjections de son propre cinéaste qui se perd parfois. En jetant des pistes passionnantes autour d’une industrie funéraire cynique qui se veut la continuation du voyeurisme inhérent à notre époque – tout filmer et en permanence, au-delà du vivant et de la bienséance -, David Cronenberg trouble ; il interpelle. On sent poindre une critique qui n’est pas pour autant hypocrite quand il dénonce ce qui le fascine. Cette crémation cinématographique est bien un aveu de faiblesse humaine face au mal technologique, devenu boîte de pandore prête à libérer tous les maux contemporains. Découvrir le film en 2025, après la prise en main autoritaire du gouvernement américain par des hommes d’affaires et des oligarques des nouvelles technologies rend le propos d’autant plus puissant. Le riche entrepreneur que joue Vincent Cassel, homme de pouvoir et de puissance qui navigue entre la science et la politique, est l’incarnation de ces oligarques désabusés qui vivent dans une réalité parallèle. Ses vêtements de haute couture (la griffe de Saint Laurent, qui a participé à la production), la voiture Tesla qu’il conduit en mode automatique, et son désir de déjouer les contingences naturelles sans se soumettre au diktat de la morale, tout participe à un exercice réflexif sur la réalité politique contemporaine jusqu’à l’ultime scène, effroyable d’audace.
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Dans l’exaltation de son propos, Cronenberg commet des fautes
Mais la richesse thématique des Linceuls en devient finalement son crime. Cronenberg qui confine à l’excellence dans l’exposition formelle (la beauté des décors et la photographie impressionnent) est sa propre victime quand il multiplie les dialogues maladroits. La verbosité de ses personnages éteint parfois la flamme du mystère, élaborant des théories paranoïaques qui enrichissent un film qui ne parvient plus à répondre à rien quand il se fait l’écho de tant de faits de société contemporains. Les rebondissements ne sont pas dans l’action mais dans les bavardages qui rabaissent l’œuvre dans une sur explicitation du propos. Quand intervient la sexualité, des dialogues douteux, souvent mis dans la bouche de Diane Kruger, diminuent alors la portée d’une démarche sincère, malade, torturée, mais aussi maladroite. Non pas qu’on attendait d’un Cronenberg la peinture d’âmes charismatiques pour lesquelles l’on serait prêts à verser dans l’empathie, mais Les Linceuls abdique de ses nuances et voit sa pensée se dégradée via une certaine outrance jusqu’aux jeu des acteurs pas toujours très justes (Guy Pearce, notamment).
In fine, Les Linceuls est une œuvre forcément austère, comme tous les derniers films de son auteur, mais fascinante dans son foisonnement. Comme tout projet malade, elle faute très certainement après avoir trop aguiché, mais la sincérité de son réalisateur nous fait prôner l’indulgence. Il n’est pas donné à beaucoup d’artistes de réaliser un grand film raté.
Les sorties de la semaine du 30 avril 2025
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David Cronenberg, Guy Pearce, Vincent Cassel, Diane Kruger, Sandrine Holt