Thriller éthéré qui vire au trip sensoriel, Le sixième sens exploite pour la première fois l’univers déglingué de Thomas Harris avec talent. Seule l’interprétation manque clairement d’incarnation.
Synopsis : Aux États-Unis, l’agent fédéral William Graham vit retiré de ses obligations professionnelles depuis qu’il a été gravement blessé par le dangereux psychopathe cannibale Hannibal Lecter incarcéré par la suite. Jack Crawford, un ancien collègue du FBI, le contacte pour qu’il l’aide à arrêter un tueur en série, Dragon rouge, qui assassine des familles lors des nuits de pleine lune. Pour réussir sa mission, Graham va se mettre à penser comme le meurtrier et va notamment consulter, dans ce sens, le détenu Hannibal Lecter, éminent psychiatre s’il en est malgré sa démence.
Le tout premier film adapté de la tétralogie de Thomas Harris
Critique : Publié en 1981, Dragon Rouge est le tout premier roman de Thomas Harris mettant en scène le criminel cannibale Hannibal Lecter et s’inspirant du véritable travail mené par l’agent du FBI Robert Ressler. Devenu un best-seller, le livre est acheté par le producteur Dino De Laurentiis qui souhaite en tirer un thriller captivant. Au départ, le célèbre nabab souhaite en confier l’adaptation à son poulain David Lynch, mais les rapports entre les deux hommes se sont assombris après les problèmes de production rencontrés sur Dune (1984).
© 2021 Splendor Films. Tous droits réservés.
Finalement, De Laurentiis contacte le cinéaste Michael Mann, connu pour sa passion pour le genre policier. Certes, le réalisateur sort d’une sacrée déconvenue sur le plan cinématographique après l’échec de La forteresse noire (1983) qui a été charcuté au montage, mais il a retrouvé de sa superbe sur le plan financier grâce au triomphe de la série qu’il a créée et produite : Deux flics à Miami. Redevenu bankable, le cinéaste producteur est donc engagé pour adapter le roman qui deviendra Manhunter en version originale (Le sixième sens en Français), titre qui ne convenait pas à Mann, mais a été imposé par De Laurentiis pour éviter la confusion avec un énième film d’arts martiaux.
Un film esthétique qui manque parfois d’incarnation
Autre sujet de discorde : le nabab italien souhaitait avoir en haut de l’affiche Don Johnson qui venait justement de percer grâce à la série Deux flics à Miami, tandis que Michael Mann souhaitait retrouver William Petersen qu’il a déjà fait jouer dans Le solitaire (1981). Cette fois-ci, c’est le réalisateur qui emporte la mise et Le sixième sens sera donc un thriller sans star à son générique. On peut d’ailleurs sans doute regretter ce choix de la part de Mann puisque William Petersen n’a pas une présence très charismatique à l’écran et son jeu assez peu intériorisé ne permet pas de ressentir la plongée en enfer vécue par son personnage. Il s’agit même du point faible le plus saillant d’un long-métrage pourtant très intéressant.
Tout d’abord, il faut signaler que le style très éthéré et esthétisant de Michael Mann s’affirme encore un peu plus. Là où certains spectateurs pensaient trouver des séquences-choc propres à susciter l’excitation, Michael Mann a toujours préféré la lente description psychologique des différents protagonistes, le tout sur un rythme lent et davantage attentif à l’ambiance. En cela, son travail est radicalement différent de celui effectué par Jonathan Demme dans son futur chef-d’œuvre Le silence des agneaux (1991).
Musique synthétique et images colorées au programme
Ici, la plupart des meurtres se déroulent hors champ et l’on ne voit très souvent que le résultat, par ailleurs très sanglant, des massacres commis par le serial killer surnommé Dragon Rouge. Là où la musique des thrillers des années 80 était marquée par des percussions électroniques très intrusives, Michael Mann fait le choix d’une musique synthétique très épurée dans le style développé par Klaus Schultze, Tangerine Dream ou encore Pink Floyd. On a également le droit à des extraits du morceau culte de rock progressif In-A-Gadda-Da-Vida d’Iron Butterfly. De quoi créer une ambiance éthérée qui tranche avec l’horreur de l’histoire racontée.
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Toujours soucieux d’esthétique, Michael Mann poursuit également son travail de peintre de la lumière avec l’aide de son directeur de la photographie Dante Spinotti, avec qui il collaborera de nombreuses fois par la suite. Dans Le sixième sens, le moindre plan touche au sublime sur le plan esthétique, que ce soit dans les cadrages, l’agencement des couleurs ou la lumière proprement dite. Plaisir visuel et sonore avant tout, le thriller se veut un trip que certains à l’époque ont parfois comparé de manière abusive à un vidéo-clip. Accusation ridicule puisque le film de Michael Mann ne souffre aucunement de tics de montage comme les vidéos MTV de la glorieuse époque.
La fine frontière entre le Bien et le Mal
Michael Mann nous invite ici à suivre la traque d’un dangereux psycho killer, tout en approfondissant une thématique qui lui est chère, à savoir la fine frontière qui sépare parfois le Bien du Mal. Ainsi, le profiler du FBI incarné par William Petersen est contraint d’adopter le point de vue du fou meurtrier pour pouvoir espérer l’arrêter. C’est ce glissement progressif de l’homme de loi vers le territoire des ombres qui n’est pas toujours très bien exploité et limite la portée du long-métrage. Par contre, on aime les séquences où l’agent vient consulter le fou génial Hannibal Lecter (appelé Lektor dans ce premier long) qui est interprété par Brian Cox. Certes, l’acteur ne peut faire oublier la prestation dantesque d’Anthony Hopkins, mais le personnage est suffisamment fort et glaçant pour que Cox s’en sorte avec les honneurs. Enfin, Tom Noonan fait un serial killer particulièrement effrayant et donc convaincant.
Si l’on excepte un creux narratif au bout d’une heure de projection, Le sixième sens n’en demeure pas moins un thriller stimulant et efficace, pour peu que l’on accepte une certaine indolence du rythme, ce qui se retrouvera plus tard dans les autres films de Michael Mann comme Heat (1995).
Un cuisant échec commercial sur tous les territoires
Sorti aux États-Unis en plein cœur de la saison estivale, Le sixième sens a été un cuisant échec dès son apparition sur les écrans américains. Alors que le métrage a coûté cher (on parle de 15 millions de dollars de l’époque, soit 37,4 M$ d’aujourd’hui), il ne rapporte que 8,6 M$ (21,4 M$ au cours ajusté de 2021). De quoi renvoyer Michael Mann à la télévision pour les six années suivantes. Même constat en France où le thriller ne se hisse qu’à la 11ème place du box-office parisien lors de sa semaine d’investiture en avril 1987, malgré un prix décroché lors de sa présentation au Festival de Cognac. Le film n’engrange que 18 677 spectateurs visiblement motivés par les excellentes critiques reçues par le métrage dans les magazines spécialisés comme Starfix. Le sixième sens termine sa piteuse carrière à 39 363 entrées à Paris.
Sur la France, Le sixième sens arrive à la 13ème place du classement avec 41 033 enquêteurs dans les salles pour sa première semaine. S’il se maintient la semaine suivante, le métrage commence à dévisser lors de la troisième avec seulement 22 012 rescapés. Le film est à l’affiche à peine plus d’un mois et termine sa carrière à 147 354 amateurs de frissons. Encore une fois, pas de quoi initier une franchise qui serait lucrative.
Le sixième sens : un remake et une reprise récente en version restaurée
Pourtant, cet échec international n’a pas empêché les producteurs de tenter une nouvelle exploitation des personnages de Thomas Harris avec Le silence des agneaux (Demme, 1991), avec cette fois-ci le succès que l’on sait. D’ailleurs, le roman Dragon Rouge a même eu le droit à une nouvelle adaptation en 2002 avec cette fois-ci Anthony Hopkins en Hannibal Lecter et Edward Norton en profiler du FBI. Les résultats au box-office furent plus conséquents avec 1 436 513 spectateurs dans les salles françaises et 93 M$ au box-office américain, ce qui était pourtant une déception au vu d’un budget plutôt costaud. Sur le plan qualitatif, la réalisation de Brett Ratner n’a pas permis de dépasser l’original de Michael Mann.
Prévu initialement pour une reprise fin octobre 2020 par le distributeur Splendor Films, le film a pu finalement se dévoiler à la réouverture des cinémas le 19 mai 2021 sous son titre original de Manhunter. Le thriller est désormais disponible dans une version remasterisée de toute beauté qui permet de le réévaluer des décennies après sa sortie ratée.
Critique de Virgile Dumez