D’une beauté esthétique à couper le souffle, La forteresse noire est une œuvre ambitieuse malheureusement charcutée au montage par des producteurs peu scrupuleux.
Synopsis : Chargé par les autorités nazies de contrôler l’une des voies de passage à travers les Alpes de Transylvanie, le capitaine Woermann arrive avec sa colonne blindée dans un petit village perdu. Là il découvre une forteresse sinistre et impressionnante dont la construction l’étonne : elle est conçue non pas pour empêcher d’y pénétrer, mais au contraire pour empêcher d’en sortir. Et personne ne sait dire pourquoi, pas même Alexandru, le gardien de cette forteresse vide, qui recommande pourtant d’être prudent aux hommes de Woermann qui vont s’y installer…
Un tournage mouvementé au pays de Galles
Critique : Important homme de télévision des années 70, le réalisateur Michael Mann fait sensation avec son premier long-métrage Le solitaire (1981) qui marque les esprits par son ambiance urbaine éthérée, aidé par la musique planante et devenue culte de Tangerine Dream. La même année, le romancier Francis Paul Wilson publie le roman The Keep (traduit initialement en France en 1982 par Le donjon) qui est un véritable best-seller. De quoi attirer les pontes de la Paramount et susciter l’intérêt de Michael Mann qui souhaite tourner un film d’horreur expressionniste qui tirerait vers le conte de fées pour adultes.
Le tournage est donc programmé pour être effectué en Angleterre, pays que connaît bien Michael Mann pour y avoir vécu quelques années. Cela permet également au réalisateur de sélectionner des acteurs du cru comme le très shakespearien Ian McKellen ou encore Gabriel Byrne. Pour incarner un nazi plus conciliant que les autres, Mann fait appel à Jürgen Prochnow qui vient de triompher dans Le bateau (Petersen, 1981). Enfin, Scott Glenn est engagé pour jouer l’entité du bien. Il est le seul nom connu du public américain, lui qui vient de s’illustrer dans L’étoffe des héros (Kaufman, 1983).
Comment charcuter un film ambitieux ?
Malheureusement, le tournage effectué au pays de Galles devient rapidement un cauchemar car le décor extérieur principal – le village roumain – est sans cesse noyé sous la pluie. Le sens du détail de Michael Mann l’oblige à faire et refaire les scènes au point d’épuiser l’ensemble de l’équipe. Finalement, si l’on compte les scènes additionnelles tournées lors d’une deuxième session, le tournage a duré plus d’une vingtaine de semaines, ce qui est totalement fou pour ce type de production. Bien entendu, le budget a explosé en conséquence.
Mais le cauchemar n’allait pas s’arrêter là puisque le concepteur des effets visuels Wally Veevers décède en pleine post-production et que la plupart des effets spéciaux prévus n’ont pas pu être réalisés. Ceci explique en grande partie la qualité inégale des effets en fonction des séquences. Enfin, le premier montage de Michael Mann dure trois heures et demie. Cette mouture terriblement ambitieuse n’est bien évidemment pas validée par les producteurs qui décident de charcuter le tout en ramenant le métrage à une durée standard de 1h36min.
La forteresse noire, une narration heurtée compensée par une vraie vision de cinéma
Autant dire que ces aléas se ressentent à la vision de cette Forteresse noire (1983) dont le plus gros point faible réside dans une narration chahutée où l’on a souvent le sentiment d’avoir loupé des séquences entières. Ainsi, certains événements paraissent totalement précipités (le retour des camps de Ian McKellen et Alberta Watson se fait en un clin d’œil alors que des milliers de kilomètres étaient à parcourir, de même pour l’arrivée de Scott Glenn depuis la Grèce). A l’inverse, certains tunnels dialogués paraissent parfois trop longs et un peu trop verbeux. Enfin que dire de ces passages où il suffit d’entendre une détonation pour constater que l’ensemble de la section nazie a été éradiquée ? Frustrant.
Pourtant, malgré ces nombreux défauts qui peuvent s’avérer rédhibitoires pour le grand public venu chercher des sensations fortes, La forteresse noire possède quelque chose d’assez rare, à savoir une vraie vision de cinéma. Faisant preuve d’une réelle ambition narrative, le script de Michael Mann tente de réactiver à la fois tout un univers de conte de fées qui serait pourtant réservé aux adultes, mais aussi des références à l’histoire du Golem, particulièrement bien vues puisque le film oppose les nazis à leurs victimes juives et slaves.
Question d’atmosphère !
En réalité, le cinéaste cherche surtout à saisir l’essence même du Mal à travers une entité quasiment divine qui se nourrirait des abominations nazies pour grandir et dominer le monde. Dans cet univers apparemment binaire, Mann parvient à nuancer son propos en présentant un nazi moins borné que les autres (très juste Jürgen Prochnow), tandis que le docteur juif incarné par Ian McKellen se laisse tenter par le Mal. Malheureusement, ces ambitions thématiques se heurtent bien trop souvent au charcutage effectué par les producteurs. Finalement, La forteresse noire ne lance que des pistes très souvent abandonnées en cours de route ou laissées en suspens.
Il ne reste de ces belles ambitions qu’un superbe emballage esthétique qui ne peut que séduire la rétine. Tout d’abord, les décors très stylisés de John Box sont absolument magnifiques ; la photographie d’Alex Thomson fait partie des plus belles vues dans les années 80, tandis que la musique de Tangerine Dream instaure un climat éthéré du meilleur effet. On notera qu’il s’agissait de la deuxième collaboration entre Michael Mann et le groupe électro-prog allemand après Le solitaire (1981). Le thème Stealing the Silver Cross fait d’ailleurs partie des meilleurs morceaux de ce groupe à l’empreinte musicale immédiate. Enfin signalons que le monstre final a été conçu par le dessinateur Enki Bilal, ce qui confirme l’ambition folle de ce projet.
Un terrible échec international
Pourtant, le massacre effectué par les producteurs dans la salle de montage a sans aucun doute été fatal au long-métrage qui n’a pas trouvé son public lors de sa sortie. Aux Etats-Unis, le film n’a été diffusé que sur environ 500 écrans et s’est contenté de trois petites semaines à l’affiche pour glaner ses 4,2 millions de dollars de recettes (soit 11,2 M$ ajustés au cours de 2021). Malheureusement, le budget initial était très élevé (près de 30 millions de billets verts selon le cours de 2021) et l’exploitation internationale décevante n’a pas pu compenser les pertes.
Ainsi, en France, La forteresse noire n’est entrée qu’à la huitième place du box-office parisien lors de sa semaine d’investiture le 2 mai 1984 avec 38 718 fantasticophiles. Le film perdait plus de 50 % de ses spectateurs en deuxième semaine et a continué sur cette pente catastrophique durant sa troisième semaine d’exposition à Paris. Le métrage allait encore vivoter pour n’atteindre que 74 583 Parisiens égarés. Sur la France entière, le résultat n’est guère plus convaincant puisque le film se classe 17ème lors de sa semaine d’investiture. Par contre, la chute fut moins sévère sur la France entière, le long-métrage se maintenant pendant quelques semaines autour des 30 000 tickets vendus. Au final, La forteresse noire a glané 289 393 entrées sur toute sa carrière française.
Un film rare en support physique
Cet échec international a eu comme conséquence directe de renvoyer Michael Mann pendant quelques années à la télévision, où il a créé la série culte Deux flics à Miami. Mais surtout, La forteresse noire est devenue une œuvre rare, culte auprès de certains fans de fantastique, car seulement éditée en VHS. Si un DVD a récemment fait son apparition aux Etats-Unis, aucune édition physique ne pointe le bout de son nez en France. Par contre, le long-métrage est de plus en plus diffusé sur les plateformes VOD. L’occasion de juger sur pièce ce film bancal, mais qui mérite qu’on s’y attarde tout de même par son ambition esthétique folle.
Critique de Virgile Dumez