Le château du dragon, premier film réalisé par Joseph L. Mankiewicz, a longtemps pâti de la comparaison avec son modèle Rebecca, mais il traite de thèmes annonciateurs de la future filmographie du cinéaste. A redécouvrir donc avec un œil neuf.
Synopsis : En 1844, la fille d’un fermier, Miranda Wells, est invitée par une relation – Nicholas Van Ryn – à venir faire un séjour dans sa maison pour tenir compagnie à sa fille. A son arrivée, la jeune fille trouve ses hôtes très étranges.
Mankiewicz, première réalisation après le désistement de Lubitsch
Critique : Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le studio Twentieth Century Fox souhaite surfer sur le phénoménal succès obtenu par Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock en adaptant un autre roman gothique écrit cette fois par la romancière Anya Seton. Il s’agit du livre intitulé Dragonwyck publié en 1944 et qui reprend à son compte un certain nombre d’ambiances du roman originel de Daphné du Maurier. Afin de faire de ce film un événement, Darryl F. Zanuck propose à Joseph L. Mankiewicz d’en signer l’adaptation, à Ernst Lubitsch de le réaliser et à Gregory Peck d’interpréter le rôle de l’aristocratique Van Ryn.
Malheureusement victime d’une crise cardiaque qui le laisse diminué, Ernst Lubitsch ne peut en aucun cas assurer la mise en scène. Son retrait a aussitôt entraîné celui de Gregory Peck qui sera remplacé en ultime choix par un Vincent Price à qui l’on a demandé de perdre du poids pour être crédible dans le rôle. Ce fut également l’occasion pour Joseph L. Mankiewicz de passer pour la première fois de sa vie de l’autre côté de la caméra alors même qu’il n’aime pas le roman d’origine.
Du suspense, mais pas seulement…
Souvent ignoré au sein de la filmographie épatante de Mankiewicz, Le château du dragon (1946) est pourtant une œuvre impressionnante qui nous montre déjà toute l’étendue de son talent. Tout d’abord parce qu’il parvient à s’affranchir du modèle de départ – Rebecca donc, auquel on pense beaucoup dans les premiers instants – pour signer un film totalement original dont le sujet dépasse largement son statut de thriller gothique à suspense. C’est peut-être cette originalité du traitement qui a d’ailleurs désarçonné le grand public d’alors qui lui a réservé un accueil mitigé.
Effectivement, si le cinéaste débute le métrage en plongeant une jeune oie blanche incarnée avec fraîcheur par l’inoubliable Gene Tierney dans une demeure occupée par des aristocrates aux airs décadents, il fait finalement peu de cas de l’intrigue purement factuelle, traitant même l’aspect fantastique de l’histoire avec un réalisme outrageusement terre à terre, comme si les fantômes faisaient réellement partie de notre monde, thème qui sera repris peu de temps après dans L’aventure de Mme Muir (1947).
Une opposition des classes sociales à valeur historique
Toutefois, la thématique qui innerve l’intégralité du métrage est bien plutôt celle de la confrontation sociale entre deux mondes diamétralement opposés. D’un côté une famille de fermiers puritains qui ont bâti leur réputation sur le travail de la terre et le respect envers la religion, de l’autre des aristocrates qui n’ont à la bouche que mépris envers les petits et le maintien de leurs prérogatives. Mankiewicz prend ici fait et cause pour un monde démocratique où les privilèges de classe doivent disparaitre. L’intrigue est judicieusement située en ce milieu du 19ème siècle où les lois américaines commencent à lutter contre l’emprise foncière de quelques grands propriétaires terriens.
Le personnage incarné avec beaucoup de hauteur par l’excellent Vincent Price – par la suite enfermé dans ce type de rôles – est ainsi un des derniers représentants de cette classe de rentiers qui ne vivent qu’en exploitant le travail des autres. Leur seul dessein est de posséder un héritier mâle afin de perpétuer leurs privilèges, quitte à en venir à des extrémités pour y parvenir. C’est le sous-texte évident de ce Château du dragon qui raconte donc davantage de choses que le simple destin d’une jeune fille victime des agissements d’une famille perverse. D’ailleurs, Mankiewicz ose aussi aborder le thème de la drogue de manière indirecte, chose encore très rare à l’époque.
Un château qui mérite d’être visité
Tout ceci est largement mis en valeur par des dialogues finement ciselés, tandis que la réalisation se fait classique au bon sens du terme. Aidé par une superbe photographie en noir et blanc d’Arthur C. Miller (un vétéran du cinéma muet dont ce fut l’un des derniers films) et par la musique d’Alfred Newman – autre pointure ayant signé plus de deux cent trente bandes originales – Joseph L. Mankiewicz a su s’entourer des meilleurs collaborateurs pour faire de cette première œuvre une belle preuve de son talent de conteur, détournant à son profit un sous-genre qu’il ne porte pas dans son cœur et qu’il pervertit de sa plume acérée.
Sorti aux Etats-Unis où il a remporté un petit succès d’estime en cumulant trois millions de dollars de l’époque, le métrage a connu une exploitation correcte en France à partir de 1947 où il a attiré près de 700 000 spectateurs dans les salles. On est toutefois très loin des cinq millions d’entrées générées par le Rebecca d’Hitchcock sorti en cette même année 1947 dans l’Hexagone.
Critique de Virgile Dumez