Dernier film de Jean Grémillon, L’Amour d’une Femme a la sobriété d’une œuvre dense et maîtrisée.
Synopsis : Marie Prieur, jeune médecin, arrive dans l’ile d’Ouessant pour y prendre ses fonctions. Elle s’éprend d’un ingénieur de passage.
Un échec commercial préjudiciable pour la carrière de Grémillon
Critique : L’Amour d’une Femme est le dernier long-métrage de Jean Grémillon, clôture d’une carrière exceptionnelle ; sans doute jugé anachronique et désespérant, sorti à la sauvette, ce fut un échec public dont le cinéaste ne se releva pas, condamné ensuite à des courts-métrages, certes intéressants, mais loin de ce qu’il avait pu créer. En le voyant aujourd’hui, on est au contraire frappé, malgré quelques handicaps, par la modernité de la mise en scène, sinon du sujet, bien que celui-ci soit moins dépassé qu’il n’y paraît : Marie Prieur, jeune médecin, débarque dans l’île d’Ouessant ; elle se fait adopter par la population, tombe amoureuse d’un ingénieur italien, et doit choisir entre amour et indépendance.
Ainsi raconté, on s’attend à un mélo daté, et la présence de Gaby Morlay, star des tire-larmes des années 30 et 40, peut faire redouter le pire. Pourtant, dès la première séquence qui met en scène une vaccination collective et en présence le vieux médecin partant à la retraite et la vieille institutrice (Morlay, donc), on sait que Grémillon vise plus haut, plus sobre, plus fort.
A première vue, c’est une banale présentation d’un personnage à venir ; en fait, les thèmes majeurs du film sont distillés à un spectateur qui ne les percevra que plus tard : la solitude, la mort, la raison de vivre. On pourrait en dire autant de nombre de séquences valorisées par le dialogue (quelquefois il est vrai un peu balourd), mais aussi et surtout par des cadrages subtils : ils en disent souvent long sur les états mentaux des personnages ; perdus dans un cadre trop grand, isolés par un travelling, emprisonnés par des embrasures, chaque image soigneusement composée renvoie à un savoir sur eux qui dépasse et transcende le scénario.
L’amour d’une femme saisit des thèmes féministes modernes
Le thème apparent du film est des plus ténus : Marie Prieur (Micheline Presle) doit choisir entre son métier et un avenir matrimonial avec André (Massimo Girotti). En 1953, le sujet pouvait paraître audacieux, d’autant que l’institutrice, comme un autre personnage secondaire, insiste sur l’anormalité de la situation, et notamment à cause le choix du métier (« moi, j’aurais été fleuriste », dit benoîtement une femme). Son destin est redoublé par ladite institutrice, Germaine Leblanc (la « mère Leblanc », comme l’appellent les élèves, elle qui justement n’est pas mère) et par sa remplaçante à la toute fin du film ; autrement dit, elle peut se dévouer à son métier, mais rester seule (« seule en mer », dit le vieux médecin) ou espérer un autre fiancé, une autre chance. Là encore, Grémillon et ses co-scénaristes (René Fallet et René Wheeler) évitent le simplisme en inscrivant ce dilemme dans des scènes fortes : une opération dans la tempête, par exemple. Mais à notre sens l’une des plus belles, peut-être la plus belle du film, est l’enterrement de Mme Leblanc : à la fois émouvant et profond (le prêtre a un discours d’une rare tenue, et, comme c’est un acteur italien, il est doublé par Grémillon lui-même, c’est dire l’importance qu’il attachait à ce morceau de bravoure), il s’enrichit d’une péripétie inattendue ; deux enfants s’échappent pour secourir une brebis, ce qui sonne comme le premier temps d’un oubli rapide : l’institutrice si dévouée, si aimante, ne fait déjà plus partie de la vie de ses élèves.
L’île d’Ouessant forge le récit
Les extérieurs du film ont été tournés dans l’île d’Ouessant. Ce qui a aujourd’hui l’air d’une banalité était alors relativement rare (c’était la pleine époque de la « qualité française ») et imprime sa marque : sans y insister, par petites touches, Grémillon dessine les contours d’une vie âpre, où les distractions sont rares : ironiquement, André va dans un bar sinistre, « le seul endroit où l’on s’amuse ». D’une manière générale, le cinéaste aime la précision : que ce soit les gestes du médecin, la procession ou l’opération, il y a là un goût du vrai que la caméra capte avec rigueur. L’île n’est pas seulement un décor, mais un élément important de l’intrigue qui exacerbe les comportements et les sentiments.
Une œuvre probe, délicate et forte dont la fin est inoubliable
Grémillon était un formidable directeur d’acteurs : ils sont tous justes, avec une prime à Gaby Morlay, étonnamment sobre. D’ailleurs, on peut penser qu’en la choisissant et en la faisant mourir, le cinéaste enregistre un changement de jeu : d’une certaine manière, elle passe la main à la jeune génération, moins empêtrée dans des tics et des conventions. Malgré les contraintes de la co-production italienne, et l’imposition de Massimo Girotti, doublé plutôt maladroitement, il parvient à une unité remarquable de retenue. Tout juste peut-on penser que Carette détonne dans cet ensemble.
L’Amour d’une Femme (le titre fait-il référence à l’ingénieur ou à la profession ?) n’est pas exempt de défauts : la reconstitution en studio, heureusement rare, n’est pas des plus réussies ; certains passages sont dialogués sans finesse. Mais il ne méritait ni son échec commercial ni le relatif oubli dans lequel il est tombé. C’est une œuvre probe, délicate et forte dont la dernière et bouleversante image est inoubliable.
Sorties de la semaine du 28 avril 1954
Le film est paru en DVD en 2012 chez Gaumont qui l’a depuis réédité en 2018, en DVD et surtout en blu-ray.