Avec La strada, Fellini rompt avec le néoréalisme et entame une œuvre plus personnelle et intemporelle qui tient du pur chef d’œuvre. Le succès à l’époque fut colossal et largement mérité.
Synopsis : Gelsomina, une jeune femme naïve et généreuse, a été vendue par sa mère à Zampano, un être frustre et brutal, qui présente un numéro de briseur de chaînes sur les places publiques. Le duo sillonne les routes d’Italie, menant la rude vie des forains.
La strada, une genèse compliquée
Critique : Retracer le point de départ de La strada (1954) n’est pas évident puisque les différents intervenants se sont approprié l’idée d’origine. Ainsi, Federico Fellini et son épouse Giulietta Masina ont toujours déclaré qu’ils avaient aperçu lors de leurs voyages des forains sur le bord de la route. L’un d’eux était une grande brute épaisse, tandis que son assistante était une petite femme à l’air terrorisé. Cela aurait été le point de départ d’un synopsis d’une dizaine de pages. Pourtant, dans le même temps, le scénariste Tullio Pinelli évoque la même anecdote qui lui serait arrivée, donnant naissance à l’idée principale du film dont il s’attribue l’écriture de l’intégralité du scénario.
Difficile de trancher, mais il est certain que le synopsis a immédiatement emballé Fellini et sa femme au point de le présenter aux producteurs Carlo Ponti et Dino De Laurentiis. Pourtant, le projet de La strada n’est pas validé en cette année 1952 car les grands argentiers exigent que l’héroïne soit incarnée par une beauté dans le style de Sophia Loren ou Silvana Mangano, ce que refuse catégoriquement Fellini qui ne voit que son épouse dans le rôle principal. A l’époque, le cinéaste n’est pas encore le maestro à qui l’on pardonnera tous les caprices et il doit se résigner à enterrer le projet le temps de tourner Les Vitelloni (1953) qui commence à assoir sa stature de réalisateur important.
Une trahison du néoréalisme
Tandis que Tullio Pinelli finalise le scénario complet de La strada, Fellini parvient à convaincre les acteurs américains Anthony Quinn et Richard Basehart d’incarner Zampano et le fou. Par ailleurs, il fait faire des essais à Giulietta Masina grimée comme un clown afin de convaincre les investisseurs de la justesse de son choix. Désormais rassurés par la présence de deux acteurs américains au générique, Ponti et De Laurentiis permettent donc à La strada de voir le jour.
Quand on sait que Federico Fellini a fait partie de la mouvance néoréaliste sous l’égide de son maitre Roberto Rossellini, tourner La strada demandait un sacré courage de la part de son auteur. Effectivement, il s’agit du tout premier film de Fellini à se débarrasser des oripeaux du néoréalisme pour tenter une nouvelle formule plus proprement personnelle et poétique. Certes, les premières scènes décrivent encore la misère du peuple italien au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais ces séquences ne servent aucunement un propos politique et apparaissent davantage comme un décor où la véritable histoire va prendre place.
Comme un air de Chaplin
Le choix du look de Giulietta Masina en dit long sur les intentions de Fellini qui semble ici marcher sur les traces du cinéma muet, et notamment sur celles du mélodrame à la Charlie Chaplin. On pourrait même parler d’un expressionnisme du jeu de la comédienne qui, à l’aide de ses grands yeux, fait passer tous ses sentiments de manière extrême. Face à elle Anthony Quinn incarne une brute alcoolique apparemment sans âme, tandis que Richard Basehart interprète un fou un peu excentrique comme on pourrait en croiser dans la Commedia dell’arte.
© 1954 Production Carlo Ponti – Dino de Laurentiis – René Chateau Vidéo / Affiche : Alain Baron. Tous droits réservés.
De même, le script s’avère audacieux puisque l’on pourrait presque parler d’un road-movie immobile. Certes, les personnages se déplacent bien de villages en villages, mais pour effectuer des numéros répétitifs qui ne font pas avancer d’un pouce la psychologie des protagonistes. Ainsi, le spectateur attend un éventuel triangle amoureux qui n’aura jamais lieu. Dès lors, les personnages doivent être vus comme les archétypes au sein d’une fable. La femme-enfant n’apprendra pas à grandir, le fou paiera cher ses outrances et la brute épaisse ne fendra l’armure que dans l’ultime scène, par ailleurs bouleversante. Mais il réagit trop tard.
L’amour fou de Fellini pour les saltimbanques
Le tout est saupoudré de nombreuses scènes de déroulant dans un cirque auprès des saltimbanques, ces gens de la marge que Fellini affectionne tant et qu’il ne cessera de filmer par la suite dans des films de plus en plus audacieux. Si La strada se présente sous des atours classiques et qu’il constitue en cela le film le plus accessible de sa riche filmographie, il ne correspond pas pour autant aux canons habituels du mélodrame à l’italienne. Ainsi, il ne fonctionne magnifiquement que par la grâce absolue de sa réalisation, par ses magnifiques contrastes de noir et de blanc, mais aussi par la splendide musique de Nino Rota, indissociable du maestro Fellini.
En rupture totale par rapport au néoréalisme, La strada n’a pas eu que des admirateurs en Italie lors de sa présentation au Festival de Venise en 1954 où les partisans du chef d’œuvre ont affronté ceux qui crièrent à la trahison. Effectivement, La strada est une œuvre comme hors du temps, détachée de toute idée politique ou de tout point de vue sociétal, ce qui accentue encore son universalité. A l’issue du festival, le métrage a tout de même décroché le Lion d’argent, tandis que l’or est allé au Roméo et Juliette de Renato Castellani. Une erreur de jugement qui démontre les tensions internes lors des débats entre membres du jury. Cela n’a d’ailleurs aucunement entravé la carrière commerciale du film en Italie, faisant de Fellini un cinéaste majeur en très peu de temps.
Un accueil triomphal en France
A l’étranger, le meilleur accueil critique est intervenu en France où le métrage a déchaîné les passions, étant jugé immédiatement comme un chef d’œuvre. D’abord sorti en exclusivité parisienne dès le vendredi 11 mars 1955, le long-métrage est resté longtemps à l’affiche dans la capitale, cumulant près de 300 000 entrées, avant d’être enfin proposé en province à la mi-août 1955. Mi-septembre, le film cumule 550 000 entrées sur toute la France et le bouche à oreille demeure excellent. Dès lors, le métrage commence à faire le tour des grandes capitales régionales et s’impose comme un gros succès dans plusieurs grandes villes.
Durant l’automne 1955, le mélodrame ne quitte plus les dix premières places du box-office national et décroche plus de 100 000 entrées chaque semaine. Mi-octobre, La strada franchit le seuil symbolique du million de spectateurs et il faut attendre la fin octobre pour que le film s’impose à la première place du classement hebdomadaire de la semaine du 25 octobre avec 216 880 entrées supplémentaires.
En France, une brillante carrière qui s’étale sur plusieurs années
Désormais, on peut parler d’un véritable phénomène sur la durée. Durant les fêtes de fin d’année, La strada franchit le cap des deux millions d’entrées et rien ne semble plus pouvoir arrêter sa route pavée d’or. Toujours à l’affiche un an après sa sortie parisienne, le drame fellinien atteint les 2,5 millions de spectateurs. Mais le conte de fées ne s’arrête pas là puisque le film a obtenu l’Oscar du meilleur film étranger en 1957, ce qui a permis de relancer son exploitation. Au total, ils sont plus de 4 483 518 Français à avoir suivi les aventures de Gelsomina et Zampano, toutes exploitations confondues.
Depuis, le film a été repris plusieurs fois au cinéma et a été édité en VHS, puis en DVD, avant d’être enfin restauré en 4K et sorti en blu-ray en 2025 dans une édition double blu-ray magnifique.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 9 mars 1955
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Illustrateur : Enrico De Seta – Copyright : Enrico De Seta Tous droits réservés.
Biographies +
Federico Fellini, Giulietta Masina, Anthony Quinn, Nazzareno Zamperla, Richard Basehart, Aldo Silvani, Goffredo Unger
Mots clés
Cinéma italien, Les classiques du cinéma, Les chefs d’œuvre des années 50, Le cirque au cinéma