Film à Oscars plutôt efficace et bien mené, La rivière vaut surtout aujourd’hui comme document historique et sociologique sur l’effondrement d’une certaine paysannerie américaine, ruinée par un système néolibéral conquérant. Intéressant.
Synopsis : Tom Garvey, paysan indépendant, doit constamment lutter contre la rivière dont les crues menacent ses terres, mais aussi contre la rapacité des élites locales qui comptent acheter sa terre pour y construire un barrage.
Le secteur agricole américain dans la tourmente au début des années 80
Critique : Au début des années 80, le monde agricole américain est touché par une crise terrible directement liée à des décisions prises par l’administration Reagan. Tout d’abord, les agriculteurs sont confrontés à une inflation record (qui a été la conséquence des dérives financières des mandats précédents). Ensuite, l’augmentation des taux d’intérêt voulue par la Réserve fédérale américaine les a étranglés par le relèvement soudain de leur dette. Enfin, les exportations agricoles américaines sont au plus bas durant la période 1983-1986. Or le secteur est essentiellement compétitif grâce à l’export. Ajoutons enfin que la doctrine néolibérale de Reagan le pousse à refuser toute aide envers un secteur qui n’a pas connu de crise équivalente depuis la Grande Dépression des années 30.
Le monde paysan sur CinéDweller
Loin d’être inutile, cette précision historique est un préalable nécessaire pour bien saisir l’importance du phénomène qui pousse certains artistes hollywoodiens à réagir face à ce drame peu médiatisé. Ainsi, la même année sortent trois films qui traitent de ce désespoir paysan. Il s’agit notamment de Les saisons du cœur (Benton, 1984) avec Sally Field, Country – Les moissons de la colère (Pearce, 1984) avec Jessica Lange et enfin La rivière (Rydell, 1984) dont nous allons parler ici. On notera que les trois sont sortis à moins de six mois d’intervalle et que le gagnant sur le plan des entrées et des Oscars a été Les saisons du cœur de Robert Benton qui a permis à Sally Field d’être sacrée meilleure actrice et à Robert Benton de recevoir l’Oscar du meilleur scénariste.
Un projet prestigieux auquel Mel Gibson tenait particulièrement
Lorsque Mark Rydell aborde le projet de The River (1984), il est auréolé de deux succès (The Rose en 1979 et La maison du lac en 1981) et dispose d’un budget conséquent de 18 millions de dollars. Il le met à profit en faisant acheter à la Universal des terrains dans le Tennessee, près de la rivière Holston. Il peut ainsi faire construire en intégralité plusieurs fermes et, par un audacieux système de digues, se sert du véritable fleuve pour créer les impressionnantes scènes d’inondation du film.
Le budget sert également à embaucher deux stars du calibre de Sissy Spacek et surtout Mel Gibson. Pourtant, à l’origine, la jeune star venue d’Australie a dû batailler ferme pour obtenir le rôle. Notamment, il a fallu qu’il travaille son accent pour être crédible en paysan américain du Tennessee. Le rôle lui tenait particulièrement à cœur, lui dont le père était fermier. D’ailleurs, l’attrait pour ce rôle n’est pas étonnant de la part de celui qui a ensuite été propriétaire d’un ranch et père de famille nombreuse. De plus, ce rôle dramatique permettait à Mel Gibson de montrer l’étendue de son registre, lui qui était vu comme un acteur de cinéma d’action. Autant d’éléments qui font que la jeune star tenait à participer à ce projet.
Une vision documentaire du malaise paysan à l’heure de la mutation néolibérale
Ce qui marque le plus au visionnage de La rivière (1984), c’est cette volonté de Mark Rydell de décrire avec une forte dimension documentaire le quotidien de cette Amérique laborieuse. Dans son regard de cinéaste se lit une admiration pour ces descendants des pionniers américains qui sont pourtant mis à mal par l’administration Reagan et la crise que nous avons évoquée en introduction. Ainsi, Rydell et ses scénaristes Robert Dillon et Julian Barry ont cherché à montrer la terrible spirale de l’endettement qui touche ces petits fermiers indépendants, victimes de la mise en place du système d’agrobusiness. Désormais dépendants des vendeurs de semences, des industriels qui fournissent machines agricoles et intrants chimiques, mais aussi des banques et des lois du marché international, les agriculteurs sont pris à la gorge et ne peuvent plus subvenir à leurs besoins.
Le film décrit notamment la nécessité pour certains de prendre un job supplémentaire, notamment dans le domaine industriel. Ainsi, le personnage incarné par Mel Gibson se retrouve en usine, en tant que briseur de grève. Les auteurs démontrent ainsi la victoire définitive d’une élite financière qui pousse les pauvres à s’entredéchirer les uns les autres pour gagner leur pain quotidien, au lieu de se révolter contre le système. La rivière va même plus loin puisque le film ose mettre à mal la notion de héros solitaire – au cœur de la pensée américaine fondée sur l’individualisme – en proposant un final où seule la solidarité collective permet de faire face à l’adversité. Pas étonnant dans ces conditions que le film n’ait pas rencontré le succès puisqu’il va à l’encontre de l’idéologie libérale largement dominante à l’ère Reagan.
Un film mature en décalage avec la mode du moment
En décalage avec les attentes du grand public américain, désormais tourné vers les spectacles à effets spéciaux, Mark Rydell propose un film mature qui embrasse une problématique sérieuse, dans la foulée des films engagés des années 70 (type Norma Rae de Martin Ritt). Mais ce n’était clairement pas ce que souhaitait voir le public de Mel Gibson. Notons d’ailleurs que si l’interprétation de la jeune star n’est pas mauvaise, il paraît tout de même un peu trop glamour pour un tel rôle, alors même que Sissy Spacek est parfaitement à sa place en fille de ferme.
D’autres éléments peuvent être reprochés au long-métrage, comme la splendide photographie de Vilmos Zsigmond qui embellit sans doute trop la réalité et vient donc contredire les efforts documentaires de l’œuvre. On peut aussi reprocher une fin un peu trop emphatique, avec notamment une musique de John Williams trop pompeuse. Toutefois, La rivière demeure un film intéressant par ce qu’il révèle de la lente destruction d’une certaine Amérique. C’est justement cette frange oubliée des Etats-Unis que Donald Trump a su conquérir plus de trente ans plus tard, comme le montre très bien le documentaire The Last Hillbillie (Diane Sara Bouzgarrou, Thomas Jenkoe, 2020).
Un échec commercial de part et d’autre de l’Atlantique
Sorti de manière limitée en décembre 1984 – pour pouvoir concourir aux Oscars – puis de manière large au mois de janvier 1985, La rivière a été un très gros échec commercial aux Etats-Unis où il n’est pas parvenu à rembourser son budget initial. En conséquence, l’Académie des Oscars ne lui a octroyé que quatre nominations qui n’ont débouché sur aucune statuette. En France, La rivière ne peut rien faire face à la déferlante des Spécialistes (Leconte, 1985) qui sort la même semaine. Les chiffres sont donc mauvais et le long-métrage coule à 115 481 paysans surendettés sur l’ensemble du territoire national. Ce désintérêt des Français sera identique pour les autres films de ce cycle paysan, trop lié à une conjoncture locale alors méconnue chez nous.
Critique de Virgile Dumez