Drame intense, Kisapmata peut être considéré comme un classique du cinéma philippin par la qualité de son écriture, la force de son incarnation et la puissance de sa séquence finale. Un film coup de poing.
Synopsis : Dadong, policier à la retraite, apprend que sa fille unique, Mila, est enceinte et va se marier. Face à l’insistance du jeune couple, le père autoritaire accepte le mariage, à condition que son futur gendre paie une dot ridiculement chère. Commence alors une série de demandes de la part de Dadong, qui entend exercer sa domination de patriarche à tout prix…
Un film réalisé durant l’interruption du tournage de Batch ’81
Critique : Lorsqu’il entame la préparation de son quatrième long métrage, le cinéaste Mike De Leon a désormais les coudées franches pour tourner le sujet de son choix. Effectivement, il a effacé l’échec commercial de son premier film (Les rites de mai (Itim) en 1976) par les succès de sa comédie romantique C’était un rêve (1979) et de son délire musical Frisson ? (1980). Il peut donc s’attaquer à un sujet plus difficile. Initialement, il choisit de réaliser Batch ’81 sur les fraternités étudiantes. Il en entame même le tournage, mais doit subir une interruption de plusieurs mois pour des raisons financières.
Afin de ne pas rester inactif durant cette période de latence, Mike De Leon opte pour la réalisation d’un autre film, adaptation libre d’un livre de son ami journaliste Nick Joaquin intitulé The House on Zapote St. publié en 1977. Le bouquin s’inspirait d’un fait divers survenu en 1961 concernant un crime atroce commis par un policier à la retraite du nom de Pablo Cabading. Toutefois, la notion d’inceste n’apparaissait pas explicitement dans ce fait divers et Mike De Leon semble l’avoir tiré d’un autre roman intitulé Blood Secrets de Craig Jones.
Le père tyrannique, métaphore à peine déguisée du président Marcos
Kisapmata (1981) mêle donc ces deux inspirations et y ajoute une bonne dose de critique politique puisque la tyrannie domestique exercée par le père de famille incestueux se fait également l’écho de la dictature mise en place alors aux Philippines par le président Ferdinand Marcos par le biais de la loi martiale. Certes, rien dans le film ne transparaît de cette métaphore afin d’éviter la censure. Même le thème de l’inceste se déduit des dialogues et de certains passages où l’attitude du père suggère cette déviance car la censure veillait. On notera d’ailleurs que la scène la plus explicite a été retirée du montage philippin, mais conservée pour la projection cannoise de 1982. Lors de la restauration du film en 4K, elle a naturellement retrouvé sa place au sein du film, même aux Philippines.
Avec patience, Kisapmata décrit le mariage un peu précipité d’un jeune couple pour cause de grossesse et leur installation dans la maison parentale de la jeune femme. Dès lors, Mike De Leon signe un huis-clos étouffant qui fait du couple les prisonniers d’un foyer où le patriarche règne en maître absolu. Toujours de manière hypocrite, le père de famille impose ses règles et devient le centre de préoccupation majeur des jeunes mariés. Imposant des heures de couvre-feu (comme la loi martiale, au passage), s’invitant lors des sorties du couple au cinéma, le paternel peut également se montrer violent envers sa propre femme et il ne cesse de brandir le pistolet qui lui servait lorsqu’il était policier.
Comme un petit air de La cérémonie de Chabrol
Comme dans le cinéma de Jean-Luc Godard, le pistolet agit comme un objet préfigurant le drame et venant rappeler au spectateur à quel point l’ensemble peut vite déraper. Par ailleurs, le cinéaste filme de manière simple, mais efficace, l’espace domestique qui, de sécurisant, se transforme peu à peu en une prison anxiogène car dominée par une figure paternelle menaçante. La géographie même de cette petite maison dicte ses lois à la réalisation, entièrement organisée autour de plongées et contre-plongées plus ou moins inquiétantes. Le réalisateur s’autorise également deux séquences de rêve en noir et blanc, surfant sur un style proche d’un certain Tarkovski (en plus rudimentaire, tout de même).
Comme prisonniers de la tyrannie paternelle, les deux jeunes mariés paraissent aussi contraints par le poids de la religion catholique qui impose un profond respect du père et des ainés. Pourtant, celui qui incarne la loi (il était policier) et la foi (le cinéaste utilise un fondu enchaîné passant d’une statuette de Jésus à la figure du père) n’est qu’un psychopathe obsédé par la possession de sa propre fille. Le drame est donc inévitable et il se déchaine avec une incroyable violence dans un style sec qui sera repris avec brio par Claude Chabrol dans La cérémonie (1995).
Des acteurs tous formidables
Kisapmata ne serait pas aussi réussi sans la contribution majeure des comédiens, tous formidables. Le jeune couple est incarné avec talent par Charo Santos-Concio et Jay Ilagan auquel on croit immédiatement. Toutefois, ce sont les acteurs plus âgés qui s’imposent largement. Tout d’abord Vic Silayan compose une figure paternelle glaçante, capable de bonhommie lorsqu’il cherche à tromper son monde sur ses intentions réelles, puis de glisser en un clin d’œil vers la folie pulsionnelle. Sa prestation est éblouissante, car jamais stéréotypée.
Face à lui, l’épouse complice de ses agissements incestueux est incarnée par la star locale Charito Solis qui fait preuve de beaucoup de nuances. Son personnage est à la fois coupable de lâcheté, mais également victime de la tyrannie de son conjoint. Ainsi, le long métrage rappelle que ce type de situation est toujours complexe et qu’un tyran ne peut jamais s’imposer sans la complicité (au moins tacite) de l’entourage direct.
Kisapmata, une présentation à Cannes en 1982
Présenté en grande pompe au Festival de Manille en décembre 1981, Kisapmata convainc Pierre-Henri Deleau, représentant du Festival de Cannes, de proposer une projection du long métrage à la prochaine Quinzaine des Réalisateurs. Au passage, Mike De Leon termine rapidement le tournage de Batch ’81 qui sera donc projeté durant ces mêmes festivités. On notera d’ailleurs que les deux films devaient initialement être achetés par un distributeur français, mais la négociation n’a pas abouti et les deux œuvres sont donc restées inédites sur notre territoire pendant plusieurs décennies.
Il a fallu attendre 2023 pour que le distributeur et éditeur Carlotta Films propose les deux longs métrages au cinéma (à partir du 29 mars 2023) dans des versions restaurées en 4K, puis parallèlement en blu-ray dans un superbe coffret regroupant huit films du réalisateur philippin.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 29 mars 2023
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Biographies +
Mike De Leon, Charo Santos-Concio, Jay Ilagan, Vic Silayan, Charito Solis
Mots clés
Cinéma philippin, Festival de Cannes 1982, L’inceste au cinéma, Les relations père-fille au cinéma