Acte fondateur du cinéma d’auteur suisse, Charles mort ou vif évoque les utopies libertaires avec force, s’appuyant sur la performance de François Simon, exceptionnel en industriel désireux de larguer les amarres d’une société trop normative. Une date, assurément.
Synopsis : A l’aube du centième anniversaire de son entreprise, Charles Dé, brillant homme d’affaires, las de sa vie, disparaît dans la nature. Ses seuls complices sont sa fille et un couple qu’il vient de rencontrer. Son fils fringuant entrepreneur le fait rechercher par un détective…
Charles mort ou vif ou l’art de la fugue
Critique : Alors que la cinématographie suisse était quasiment nulle au cours de la première moitié du 20ème siècle, les années 50 ne furent guère plus propices à l’éclosion de talents locaux. Pourtant, la donne change radicalement à la toute fin des années 60 où trois artistes se distinguent par la qualité exceptionnelle de leur œuvre. On citera bien évidemment Claude Goretta avec Le fou (1970) ou bien Michel Soutter avec La lune avec les dents (1967) et James ou pas (1970). Toutefois, le film généralement considéré comme étant l’acte de naissance d’un véritable cinéma suisse est bien plutôt Charles mort ou vif (1969) d’Alain Tanner.
Le réalisateur n’est pas un novice, même si Charles mort ou vif est factuellement son premier film de cinéma. Effectivement, il a déjà derrière lui une longue expérience dans le court-métrage, mais aussi dans le documentaire avec Les apprentis (1964) ou encore dans le film de télévision. Pourtant, avec Charles mort ou vif, le cinéaste passe clairement à la vitesse supérieure en proposant une analyse assez désabusée de la situation sociale de la Suisse après les événements survenus à Paris en mai 1968. Contestataire par nature et farouche défenseur d’un cinéma en totale liberté, Alain Tanner suit ici les pas d’un vieil industriel parfaitement intégré au système capitaliste qui tombe en dépression et choisit de prendre la tangente en s’enfuyant de son usine.
L’utopie comme seul horizon
Le long-métrage commence dans un style quasiment documentaire – forme que maîtrisait bien Tanner pour l’avoir pratiquée – en suivant l’entretien de journalistes avec cet industriel dont on sent poindre d’importants regrets. Incarné avec beaucoup de charisme par l’excellent François Simon (le fils du grand Michel Simon), l’industriel se livre sur sa vie avec un luxe de détails qui démontre l’envie de faire le point sur une existence où il s’est laissé porter par les événements. Devenu industriel pour reprendre l’affaire de son père, l’homme n’a guère de goût pour son travail et il semble totalement désabusé.
Après ce premier quart d’heure, l’industriel (comme le cinéaste d’ailleurs), choisit de prendre des chemins de traverse et s’offre une virée en Suisse sous un faux nom afin que plus personne ne puisse le retrouver et surtout pas son fils qui est un capitaliste, arriviste de la pire espèce. Dès ce moment, Charles mort ou vif pratique l’art de la fugue et abandonne toute idée de narration pour s’abandonner à une rêverie utopique. Quand il rencontre un couple de jeunes marginaux (formidables Marie-Claire Dufour et Marcel Robert), le quinquagénaire fatigué retrouve un temps goût à la vie en redécouvrant les choses simples de la vie.
Mai 68, un feu de paille ?
Parfaitement symbolique, on adore la scène où Marcel Robert précipite la voiture de l’industriel du haut d’une falaise afin de se débarrasser de cette marque d’appartenance à une société consumériste ayant oublié l’être humain pour l’entourer uniquement d’objets manufacturés. Bien entendu, Charles mort ou vif est fortement marqué par l’empreinte de mai 68 et de son idéologie libertaire. Mais c’est justement ce qui insuffle un vent de liberté au long-métrage, d’autant que les acteurs y apparaissent formidables et que les dialogues sont régulièrement pertinents.
Mais ce qui donne une valeur ajoutée à ce premier film est bien le sentiment que la fête est déjà finie. L’utopie libertaire, dès 1969, apparaît comme un lointain passé et le pessimisme est de mise, notamment lors d’une fin sobre mais glaçante où la société normative et contraignante a déjà repris ses droits. Loin d’être naïf, Alain Tanner paraît donc conscient des limites de cette contestation étudiante qui était comme mort-né. Certes, il dénonce l’absence de vie des cadres de la société, mais les marginaux n’ont guère le choix que de rentrer dans le rang s’ils ne veulent pas disparaître totalement.
Tourné dans un superbe noir et blanc photographié par le grand Renato Berta dont ce fut le tout premier film, Charles mort ou vif bénéficie également d’une réalisation intéressante, souvent à base de plan-séquence où la caméra est assez mobile. Il fallait bien cette agilité pour faire passer une œuvre souvent fondée sur des dialogues très écrits. Si l’ensemble s’inscrit indéniablement dans un cinéma-vérité proche de la nouvelle vague, Alain Tanner ne sombre jamais dans l’hermétisme et entend emporter le spectateur avec ses personnages pour mieux lui faire partager leur destinée. Il y réussit ici grandement, même s’il fera encore bien mieux avec le formidable La salamandre (1971).
Une œuvre majeure du cinéma suisse, désormais restaurée en 4K
Sorti dans les salles françaises par Etoile Distribution au mois de janvier 1970 après un passage remarqué par la Semaine de la Critique du Festival de Cannes en 1969, Charles mort ou vif a tout de même rassemblé 104 557 curieux dans les salles françaises. Il fera encore bien mieux avec La salamandre qui doublera ce chiffre et imposera ainsi totalement Alain Tanner auprès des cinéphiles les plus exigeants.
Depuis cette époque, le film a été intégré dans un coffret DVD consacré au cinéma d’Alain Tanner par l’éditeur MK2 en 2007. Enfin, Charles mort ou vif a eu les honneurs d’une restauration en 4K en 2018, copie qui fut proposée aux spectateurs parisiens lors de la reprise du film par Les Films du Camélia en juin 2021, aux côtés de Retour d’Afrique (1973) et Dans la ville blanche (1983).
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 14 janvier 1970
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Alain Tanner, Jean-Luc Bideau, François Simon, Marie-Claire Dufour, Marcel Robert