Sublimé par l’interprétation de Bulle Ogier, La salamandre est un modèle absolu du cinéma libertaire des années 70 et un classique du cinéma suisse.
Synopsis : Pierre, journaliste, et Paul, romancier, travaillent à la réalisation d’un feuilleton de télévision à partir d’un authentique fait divers : une jeune fille, Rosemonde, a été accusée par son oncle de tentative de meurtre à son endroit et relâchée, faute de preuves. Pierre essaie de remonter aux sources de l’événement, tandis que Paul laisse vagabonder son imagination d’artiste. Ils font bientôt la connaissance de Rosemonde. Le tempérament et l’instinct des deux professionnels les amènent à envisager l’ancienne inculpée de manière diamétralement différente. Rosemonde, que l’on dit hystérique et sauvage, semble cacher son jeu…
Vive la Nouvelle Vague suisse !
Critique : Lauréat du Léopard d’or au festival de Locarno en 1969 pour son premier long-métrage de fiction Charles mort ou vif, le réalisateur Alain Tanner continue sur sa lancée en s’autoproduisant, ce qui lui assure un contrôle total sur le produit fini. Il écrit donc en collaboration avec l’écrivain britannique John Berger le script de La salamandre (1971). Il le propose aux acteurs Jean-Luc Bideau (déjà dirigé dans Charles mort ou vif) et Jacques Denis (qui vient de jouer dans James ou pas d’un autre cinéaste suisse, Michel Soutter). Pour le rôle féminin central, Alain Tanner parvient à convaincre Bulle Ogier, déjà célèbre pour être une égérie de la génération soixante-huitarde. Effectivement, l’actrice a participé à l’éclosion des œuvres de Marc’O au théâtre, et a tourné L’amour fou de Rivette en 1969.
Et de fait, Alain Tanner s’inspire fortement ici de la Nouvelle Vague et de sa déclinaison britannique du Free Cinema dont il a côtoyé les cinéastes durant sa jeunesse londonienne. Si le réalisateur aime le tournage en décors réels, au milieu des passants et dans une forme de naturalisme, il n’affectionne pas la caméra portée à l’épaule et La salamandre est donc formellement très soigné, avec des cadrages impeccables et une photographie travaillée pour mettre en valeur ses acteurs.
Qui l’emporte, de la réalité ou de la fiction ?
Cette rigueur formelle qui confine parfois au jansénisme tant le réalisateur n’aime pas les fioritures n’empêche pourtant pas l’œuvre d’être parfaitement libre dans ses intentions. Partant d’un fait divers assez anodin, l’intrigue pousse un journaliste et un écrivain de fiction à collaborer pour une enquête policière – une jeune femme aurait fait feu sur son vieil oncle qui nettoyait son arme. Le but est de savoir si le vieil homme s’est blessé accidentellement (version de la jeune femme) ou si celle-ci a tenté de le trucider (version de l’oncle).
Dans une espèce de compétition, le journaliste et l’écrivain vont tenter de percer le mystère qui entoure la jeune femme. Le premier par le biais d’une enquête minutieuse, de témoignages et de faits, le second par le prisme de la fiction et de l’imagination. Certes, l’écrivain incarné par Jacques Denis est bien celui qui s’approchera au plus près de la vérité – ce qui montre le goût d’Alain Tanner pour le primat de la fiction sur la réalité – mais La salamandre cherche surtout à démontrer le caractère insaisissable du personnage interprété avec fraîcheur par Bulle Ogier.
Bulle Ogier, incarnation de la femme libre
Tout d’abord montrée comme une femme inconséquente qui semble insatisfaite de tout, la jeune demoiselle se révèle en réalité en guerre contre toute forme de contrainte émanant d’une société bourgeoise normative. Peu à peu, Bulle Ogier se fait le porte-parole d’une jeunesse à qui on ne propose qu’un avenir terne, borné par une obéissance aveugle aux autorités (patrons, police, gouvernement). Sans jamais se faire théorique, le personnage est avant tout un modèle de révolte permanente contre une société qui cherche à ranger les gens dans des cases. Puisqu’elle refuse de se conformer au moule, elle est donc étiquetée folle, hystérique et délurée par un entourage qui refuse de prendre en compte son individualité. C’est d’ailleurs en cela que l’on peut parler ici d’un vrai film féministe, sans que La salamandre ne devienne pour autant un manifeste politique.
Faisant preuve d’une ironie mordante, Alain Tanner se moque gentiment des attitudes bourgeoises, des autorités en général et du patronat en particulier. Il tourne en dérision les normes de la société et milite ainsi pour une libération des êtres et une explosion des cadres. Il respecte en cela l’idéologie soixante-huitarde et contestataire des années 70 et nous replonge ainsi dans cette époque utopique bien disparue aujourd’hui.
Musique progressive et psychédélique pour film sans entraves
Pour cela, il dispose de décors minimalistes mais utilisés avec intelligence, mais aussi d’une bande-son typique de l’époque. Ainsi, le rock progressif de Patrick Moraz et son premier groupe Main Horse Airliner participe grandement à l’ambiance psychédélique qui emporte le film. A noter que Patrick Moraz a contribué à plusieurs bandes originales de films suisses des années 70 avant de rejoindre le groupe Yes, puis les Moody Blues en tant que claviériste émérite. On nage donc bien en plein dans le rock prog des années 70.
La salamandre ne serait pas un film aussi réussi sans la prestation remarquable de Bulle Ogier, absolument parfaite dans le rôle de cette femme libre qui n’a qu’un but dans la vie : qu’on arrête de l’emmerder. Resplendissante, l’actrice illumine de sa présence le long-métrage. Elle est habilement secondée par Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, tous deux excellents.
Un joli succès art et essai
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au festival de Cannes 1971, La salamandre a également été diffusé au festival de Berlin, établissant une bonne fois pour toute l’excellente réputation d’Alain Tanner auprès des cinéphiles. Le long-métrage est ensuite sorti en exclusivité dans deux salles parisiennes à la fin octobre 1971. Il y rencontre un franc succès et reste à l’affiche durant près d’un an (cumulant autour de 200 000 entrées selon le réalisateur), ce qui s’apparente à un énorme succès au vu du budget initial. Le plébiscite rencontré par le film – vendu dans le monde entier – permet notamment à Alain Tanner de tisser un réseau de fidèles acheteurs. Ainsi, il a assuré son indépendance par rapport au système pour les décennies à venir.
Restauré en 2019, La salamandre a été repris au cinéma dans une superbe version restaurée par les bons soins du distributeur Tamasa en mai 2019, avant de faire l’objet d’un combo DVD / Blu-ray à saisir d’urgence par tous les cinéphiles exigeants.
Critique de Virgile Dumez