Une chambre en ville est l’œuvre la plus sombre de Jacques Demy, et l’une de ses plus abouties. Ce sublime drame musical sur fond de conflits sociaux aux chantiers navals de Nantes est magnifié par le travail de collaborateurs artistiques dont le compositeur Michel Colombier.
Synopsis : Nantes, 1955. Les chantiers navals sont en grève. François Guilbaud, un métallurgiste, loue une chambre dans l’appartement de Madame Langlois, une veuve qui a perdu sa particule aristocratique en épousant un bourgeois et qui noie dans l’alcool le deuil de son jeune fils, tué dans un accident de voiture. Violette, la petite amie de François, voudrait se marier avec lui, mais le jeune homme doute de ses propres sentiments. François fait alors la rencontre d’Édith, une bourgeoise mal mariée, qui n’est autre que la fille de Madame Langlois…
« Donne-moi la force de t’attendre, j’ai tant besoin de toi »
Critique : Une chambre en ville, entièrement chanté, comme Les Parapluies de Cherbourg (1964), est l’aboutissement d’un ancien projet de Jacques Demy, initialement intitulé « Édith de Nantes », et qu’il avait eu du mal à mener à terme. Après le succès de Peau d’âne (1970), le cinéaste connut un long trou d’air, peinant à obtenir des financements, et ne réalisant que trois longs métrages mineurs, ainsi qu’un téléfilm d’après Colette (La Naissance du jour, 1980). Une chambre en ville faillit être tourné au cours de cette décennie, mais Demy se brouilla avec Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, prévus pour interpréter le couple central, et qui refusèrent d’être doublés pour le chant. Le cinéaste fut aussi lâché par Michel Legrand, qui trouvait le récit trop noir, et Simone Signoret (pour le rôle de la baronne), mal à l’aise à l’idée de chanter sur le tournage. Le film put finalement se faire avec l’appui de TF1 et de la productrice Christine Gouze-Rénal. Influencé par des souvenirs autobiographiques (Demy était jeune homme quand les grèves des ouvriers du chantier naval de Nantes avaient éclaté), le métrage marque le retour du cinéaste dans sa ville natale, près de vingt ans après Lola (1960).
On y retrouve d’ailleurs des lieux emblématiques de la ville et déjà filmés par Demy, comme le passage Pommeraye, dans lequel déambule Édith (Dominique Sanda), pour se rendre dans le commerce d’Edmond (Michel Piccoli), son barbon d’époux radin et jaloux. L’intrigue pourra paraître sommaire et le récit manichéen, avec ses idylles de roman-photo et des personnages en apparence peu nuancés, de la petite fiancée plutôt mièvre (Fabienne Guyon), aux manifestants scandant « Police, milice ! Flicaille, racaille ! » dès la séquence d’ouverture, en passant par la baronne réactionnaire (Danielle Darrieux), et la femme fatale nue sous son manteau de vison. Il faut pourtant aller au-delà des apparences car le scénario est en fait très subtil, avec un sens des jeux de l’amour et du hasard qui était aussi celui des Demoiselles de Rochefort (1967). De plus, les personnages positifs ont leur zone d’ombre, à l’instar de Dambiel (Jean-François Stévenin), le confident syndicaliste, dont on pressent qu’il veut ravir Violette à François. Et les ennemis de classe ne sont pas ceux que l’on croit, l’ex-aristocrate se sentant en fin de compte plus proche du peuple que des bourgeois : « Je vais vous faire un aveu : je vous aime mieux que tous les bourgeois (…) Ils croupissent dans le confort de leurs habitudes… Mais moi je vous jure qu’ils ne m’auront pas », confie-t-elle, certes alcoolisée, à son sous-locataire.
Une chambre en ville, l’archétype du chef-d’œuvre maudit
Loin du « côté Giraudoux » (Claude-Marie Trémois) de Lola et de l’euphorie des Demoiselles, Une chambre en ville frappe par son pessimisme, et la violence physique et verbale qui sont une nouveauté dans le cinéma de Demy, du marchand de télé se tranchant la gorge sous les yeux de son épouse volage après l’avoir traitée de putain, aux effusions de sang dans les manifestations. Là encore, d’aucuns trouveront excessives ces séquences, elles sont pourtant les plus belles d’une histoire d’amour traitée sous la forme d’un opéra filmé. Il faut souligner ici la virtuosité de la musique de Michel Colombier, qui n’imite pas le ton mélodieux de Michel Legrand, et donne au film l’allure d’un mélodrame distancé. Les autres collaborateurs de Demy renforcent la cohérence de l’œuvre, du travail sur les couleurs de Jean Penzer aux décors de Bernard Evein. Le casting est en outre savoureux, avec une mention spéciale pour Danielle Darrieux, exquise dans l’ironie mordante, et qui chante elle-même, au même titre que Fabienne Guyon et Marie-France Roussel dans le rôle de la cartomancienne. Le film est par ailleurs nourri de références de cinéma chères à Demy, des classiques d’Eisenstein pour les scènes de manifestation aux scénarios de Prévert et Cocteau pour la malédiction des amours impossibles.
Une chambre en ville connut un cruel échec au box-office, et une tribune maladroite de critiques de cinéma tenta d’en faire porter la responsabilité au matraquage publicitaire en faveur de la comédie L’As des as, sorti la même semaine, et qui triomphait en salle. Sans doute la désaffection du public s’explique-t-elle plutôt par la noirceur du scénario et la radicalité du dispositif musical. Et si Les Parapluies ou Les Demoiselles étaient ancrés dans les sixties, le présent film dont l’action se déroule dans les années 50 et qui utilisait des tournures de dialogues désuètes pouvait sembler anachronique au début des années 80, décennie du vidéoclip et de la culture yuppie. Une chambre en ville connut donc à sa sortie, malgré sa bonne réception critique, le sort des grands films maudits du cinéma français, de La Règle du jeu à Lola Montès en passant par Casque d’or. Et s’il obtint neuf nominations aux César, il n’en concrétisa aucune, les professionnels lui préférant… La Balance de Bob Swaim. Il devait remporter toutefois le Prix Méliès pour le meilleur film français, décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma. Une chambre en ville, ressorti en 2013 dans une version restaurée à l’initiative de Ciné-Tamaris, peut être considéré comme le dernier chef-d’œuvre de Demy, auteur qui fait aujourd’hui l’objet d’un culte pour toutes les générations de cinéphiles.
Critique de Gérard Crespo