Succès de scandale au milieu des années 60, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot est surtout un film remarquable, d’une grande finesse d’écriture et de réalisation. Anna Karina y est époustouflante.
Synopsis : Au XVIIIe siècle, Suzanne Simonin est cloîtrée contre son gré dans un couvent. Elle trouve un peu de réconfort auprès de la Mère supérieure, mais celle-ci meurt peu après, et est remplacée par une femme sadique qui ne cesse de brimer Suzanne. La jeune femme obtient l’autorisation de changer de couvent, mais reste toujours aussi déterminée à sortir.
Une adaptation d’un récit littéraire à scandale
Critique : Lorsque Jacques Rivette et Jean Gruault commencent à adapter le roman de Denis Diderot La religieuse achevé vers 1780, mais seulement publié de manière posthume en 1796, ils savent qu’ils risquent de se heurter à de fortes résistances de la part de la frange catholique de la population. Ils commencent donc par en faire une adaptation théâtrale montée par Jean-Luc Godard sans grand succès. Finalement, malgré des pressions politiques, ils se lancent dans la réalisation du film au milieu des années 60.
© 1967 StudioCanal – Gladiator Film – S.N.C.
Le tournage est compliqué par l’absence d’autorisation de filmer les lieux décrits dans le roman de Diderot, mais Jacques Rivette parvient tout de même à achever son travail qu’il présente à la commission de censure, sans grand problème. Toutefois, les catholiques font pression sur le secrétaire d’Etat à l’information Yvon Bourges pour que le film ne reçoive pas de visa de diffusion. Malgré une présentation événement au festival de Cannes en 1966 d’où il est reparti bredouille, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot ne peut sortir en France durant un an, victime d’une censure intolérable.
Une interdiction totale, suivie d’une sortie triomphale
Après d’importantes campagnes de soutien de la part de la presse, le film parvient finalement à sortir dans quelques salles au mois de juillet 1967, jouant partout à guichet fermé. Il faut dire que le long-métrage est assorti d’une lourde interdiction aux moins de 18 ans et que son exploitation est donc entravée, ce qui n’empêcha pas un vrai succès de scandale.
A revoir de nos jours, le film de Rivette ne méritait absolument pas un tel déchaînement de passion, même si l’on peut comprendre le rejet de certains catholiques, parmi les plus intolérants. Effectivement, Rivette est plutôt fidèle au livre de Diderot et décrit par le menu une vie conventuelle qui ne ressemble en rien au discours traditionnel de l’Eglise.
Trois mères supérieures, trois ambiances !
Certes, Jacques Rivette n’est pas le premier à s’emparer du cadre du couvent pour effectuer une critique de la religion (on songe notamment à l’excellent Mère Jeanne des anges (1961) du cinéaste polonais Jerzy Kawalerowicz), mais il s’appuie ici sur une œuvre déjà connue pour être sulfureuse. Et de fait, le long-métrage dénonce la privation de liberté qui s’abat sur une jeune fille ne possédant pas la vocation mais que sa famille contraint à prononcer ses vœux. Les premières séquences font d’ailleurs frémir, puisque le réalisateur insiste sur le poids social considérable de cette famille sur une jeune fille innocente. Par la suite, le réalisateur suit la structure ternaire du roman en décrivant trois types de comportements en fonction de la mère supérieure qui dirige le couvent.
© 1967 StudioCanal – Gladiator Film – S.N.C.
Le réalisateur commence doucement avec une Micheline Presle qui incarne la pureté de la vocation religieuse et la bonté. Elle met ainsi de son côté la jeune fille rebelle interprétée avec fougue par Anna Karina. Ce passage permet aux auteurs de nuancer leur propos en montrant qu’il est possible de rencontrer dans ces institutions religieuses des âmes vraiment pénétrées de leur mission. Pourtant, cela se gâte assez rapidement avec l’arrivée soudaine de la mère supérieure sadique incarnée avec jubilation par Francine Bergé. Ici, les auteurs dénoncent les vexations, privations et surtout l’extrême cruauté à la fois physique et psychologique exercée sur la récalcitrante. Rivette touche ainsi du doigt l’intolérance de certaines religions, ainsi que l’intégrisme qui sévit.
L’appel de la chair
C’est cette seconde partie qui marque le plus le spectateur puisque la pauvre sœur Suzanne se retrouve la proie de harpies. Toutefois, contrairement aux débordements qui seront légions dans les films de nunsploitation au cours des années 70, Rivette n’a jamais recours à des effets putassiers pour scandaliser à peu de frais le spectateur. C’est d’ailleurs en cela que son interdiction aux moins de 18 ans ne se justifiait aucunement.
© 1965 StudioCanal – Gladiator Films – S.N.C. / Affiche : René Ferracci © ADAGP Paris, 2019. Tous droits réservés.
Après ce passage très fort, Rivette change radicalement d’ambiance avec le départ de Suzanne pour un autre couvent, cette fois tenu par Liselotte Pulver en mode insouciante. Le changement de ton peut surprendre, mais il laisse entrevoir une autre forme de pression. Assaillie par les demandes de rapprochement physique de sa supérieure, Suzanne est cette fois-ci en présence d’une autre tentation, celle de la chair. Les tourments lesbiens sont ici seulement suggérés – nous sommes encore au milieu des années 60 – mais n’importe quel spectateur comprendra les allusions.
Un film remarquable, au propos d’une noirceur glaçante
Toutefois, Jacques Rivette a encore noirci le trait en modifiant la fin du roman de Diderot. Il opte ici pour un court épilogue qui montre l’impossibilité de Suzanne à vivre en dehors du couvent. Sans cesse confrontée à la méchanceté des pauvres ou à la lubricité des puissants, elle ne peut songer qu’au suicide. D’une noirceur absolue, cette fin vient clore une œuvre remarquable, tant sur le plan thématique que formel.
Avec sa réalisation épurée, mais racée, ses éclairages sublimés par la belle restauration effectuée dans le cadre de Cannes Classics en 2018 et son remarquable travail d’ambiance sur le son, Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot (unique titre validé par Rivette qui refusait qu’on écourte celui-ci, comme l’usage le veut souvent) est tout bonnement un classique du cinéma français. A part quelques petites longueurs de temps à autre, le métrage s’avère quasiment irréprochable et s’impose comme l’un des meilleurs de son réalisateur, ou du moins son plus accessible à un large public.
Critique de Virgile Dumez