Saint Omer n’était sûrement pas, pour la France, le bon film à envoyer aux Oscars. La première fiction d’Alice Diop valait en fait mieux, tant son approche hors des canons du cinéma d’auteur commercial, a permis à sa première fiction de compter parmi les meilleures productions hexagonales de l’année 2022.
Synopsis : Rama, jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer. Cette dernière est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement.
Une reconnaissance à la Mostra de Venise, une humiliation aux Oscars
Critique : Emportée par l’enthousiasme autour d’un Grand Prix surprise à Venise, l’élan féministe qui s’abat sur le cinéma français, et très certainement la volonté de toucher les Américains par une problématique ethnique forte, la France a envoyé Saint Omer se casser les dents aux Oscars. Le film en ressortira humilié, puisque non sélectionné pour la compétition finale. Il reproduit ainsi la déroute de Titane, un an plus tôt. En 2022, cette expérience trash, violente, underground et queer, réalisée par une femme (Julia Ducournau), palmée dans le plus grand des festivals, avait essuyé le même affront en visant une cérémonie hollywoodienne à laquelle elle n’était tout simplement pas adaptée, notamment dans le ton de ce qui est requis pour l’emporter. La France a fait le choix du symbole pour les Oscars, oubliant la réalité cinématographique des enjeux de cinéma.
Un écho médiatique trompeur
Or, Saint Omer vaut mieux qu’un Oscar du Meilleur film étranger, car ses qualités ne collent pas au diktat d’un académisme ronflant construit sur l’explicite et les poncifs. Ses chiffres au box-office français ont été décevants par rapport à l’écho médiatique énorme qu’il a reçu. Pis, aux USA, l’événement n’a pas eu lieu, avec un cuisant échec dans les cinémas. Le symbole que les médias ont voulu construire autour de Saint Omer ne colle tout simplement pas à la réalité brillante d’une œuvre de subtilité, de rigueur, jamais dans la démonstration, toujours dans l’auscultation.
Saint Omer et le travail chirurgical d’Alice Diop
La réalisatrice Alice Diop est une intellectuelle, formidablement engagée dans les documentaires qu’elle a réalisés jusqu’à maintenant. Elle construit une réflexion complexe sur la société qu’elle tisse comme une toile. Son cinéma est celui d’une thèse qui s’écrit au fil de ses ouvrages filmiques. Sa caméra est comme celle de Frédéric Wiseman, ancrée dans l’observation, le commentaire en filigrane, et le refus de l’émotion immédiate. Ses personnages valent mieux que cela. Sa leçon de cinéma explique précisément son absence aux César, dans la catégorie du meilleur réalisateur, puisqu’à vrai dire, ce n’est pas la réalisation qui brille le plus dans Saint Omer. C’est l’harmonie des talents conjugués qui mène à la grandeur de l’œuvre.
Affiche américaine de Saint Omer – Distributeur Super LTD. All Rights Reserved. / © 2022 SRAB Films, Arte France Cinéma
Un cinéma profondément intellectuel qui valorise l’humain dans sa complexité
Le style filmique d’Alice Diop n’est pas celui de l’épate, il est dans une retenue technique pour coller au plus près de ses sujets. L’autrice valorise l’humain, les lieux dans leurs significations, et accorde une place importante aux mots. On comprend donc que cela soit Les Films du Losange qui ait distribué son premier effort de fiction, de par l’exigence même de cette société fondée par Eric Rohmer et Barbet Schroeder dont beaucoup d’œuvres ont en commun ce délicieux ADN art et essai qui les prive d’un public large. Ce n’est pas pour nous déplaire. Au contraire.
De Rohmer, on retrouve un certain goût pour l’oralité dans Saint Omer. Alice Diop met en scène le procès d’une femme noire pour infanticide. Une femme que l’on aurait imaginée d’une classe défavorisée et donc moins armée dans les mots. Un cliché de classe et de couleur dont la réalité de l’histoire – il s’agit d’un scénario basé sur une histoire vraie – se débarrasse avec un talent manifeste, puisque les dialogues que l’actrice Guslagie Malanda débite, dans ce rôle, avec fluidité, dans un français châtié, renvoient à un cinéma de l’écrit dont Rohmer, dans un genre plus léger, était le chantre délicieux. La rigueur de restitution, quasi documentaire, est épatante. Lors de longues séquences verbales, l’actrice y démontre une magnifique capacité dramatique à captiver, émouvoir, effrayer et manipuler. Elle est déconcertante de talent. Elle restitue bien l’énigmatique affaire Fabienne Kabou, dans son opacité,
L’actrice découverte chez Jean-Paul Civeyrac en 2014, dans Mon amie Victoria est juste brillante.
La femme noire, érigée en un magnifique vecteur d’universalité
A l’écran, bien qu’elle s’en défende, Alice Diop semble se mettre en scène dans l’audience, à travers le personnage de Rama (formidable Kayije Kagame), une romancière noire qui assiste à ce procès de fait divers, et pourtant hors normes. Cette intellectuelle du verbe se retrouve elle-même bouleversée dans ce récit miroir et métaphysique de maternité où s’intensifie un rapport pluriel à la mère. L’homophonie est ambivalente, puisque c’est à la “mer”, sur une plage du Nord, que Fabienne Kabou abandonna son enfant comme si elle avait souhaité qu’il puisse retrouver la matrice originelle.
La réalisatrice dépeint dans ce récit de femme noire une universalité qui dépasse les couleurs et les genres. Alice Diop a souvent évoquée cette ambition, cet argument ne vient pas de nous, mais force est d’admettre qu’elle parvient brillamment à ses fins, manifestant dans l’ambiguïté de l’accusée la complexité de l’être qui ne peut se réduire à une couleur, voire à une action, aussi abominable soit-elle. Aussi, ce film de procès est ainsi l’antithèse de La nuit du 12, de Dominik Moll, film enquête qui menait à la culpabilité de tous les hommes, en abusant parfois de dialogues surlignés d’intentions. Saint Omer, lui, démontre sa grandeur dans sa capacité à faire voler en éclats la binarité des actes et en soustrayant les intentions de son auteure.
Une œuvre unique qui mérite mieux qu’un Oscar
Œuvre puissamment déconcertante, Saint Omer n’a pas le charme immédiat du cinéma d’auteur mainstream vendu par des campagnes de lobbying ennuyeuses. C’est ce qui fait sa force, son unicité, n’en déplaise à ceux qui auraient aimé le voir concourir aux Oscars et aux César dans les plus hautes sphères. Saint Omer mérite encore une fois bien mieux, car il est bien plus que tout cela.
Les sorties de la semaine du 23 novembre 2022
Photo © Laurent Le Crabe – Design : Le Cercle Noir pour Fidélio
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Alice Diop, Kayije Kagame, Guslagie Malanda, Salimata Kamate, Aurélia Petit