Profession : reporter fait preuve d’une maîtrise formelle époustouflante et d’une réflexion pertinente sur l’identité. Antonioni à son meilleur.
Synopsis : David Locke, grand reporter à succès de la télévision britannique, est désabusé. Son métier lui semble de plus en plus vain, sa vie de couple est un échec. Son existence lui apparaît comme réglée à l’avance. Lors d’un reportage en Afrique, il fait la connaissance à l’hôtel de son voisin de chambre, un trafiquant étrange qui lui ressemble beaucoup physiquement. Il découvre son corps sans vie et décide de prendre son identité…
Un film richement mûri et réfléchi
Critique : Après avoir tourné Blow-Up (1966) et Zabriskie Point (1970) pour le producteur Carlo Ponti, le cinéaste Michelangelo Antonioni lui doit encore un long-métrage de fiction car un contrat de trois films liait les deux hommes. Alors qu’il prépare une œuvre qui devrait être tournée au cœur de la forêt amazonienne avec dans les rôles principaux Jack Nicholson et Maria Schneider, Antonioni part finalement en Chine pour réaliser un long documentaire (Chung Kuo, la Chine). Entre-temps, le projet amazonien s’effondre et finalement Antonioni se penche sur un script de Mark Peploe qui reprend certains aspects du projet précédent, à savoir l’idée d’un journaliste en bout de course qui se précipite vers sa propre mort.
Antonioni choisit de recontacter son casting initial qui répond présent et peut ainsi tourner Profession : reporter (1975) en Afrique (plus précisément en Algérie) et en Espagne. Toutefois, certaines séquences sont également mises en boîte en Angleterre et en Allemagne car Michelangelo Antonioni tient à tourner dans des décors naturels afin de donner un aspect documentaire à son œuvre. C’est d’ailleurs dans cette perspective documentaire qu’il insère également le plan d’une exécution véritable d’un opposant africain. Ce court passage a subi les foudres de la censure dans de nombreux pays, considérant cela comme une atteinte à la dignité humaine.
Profession : reporter, un manifeste esthétique absolument brillant
Pourtant cet aspect documentaire ne doit aucunement détourner l’attention du cinéphile face à une œuvre qui est formellement l’une des plus abouties du réalisateur. Derrière cette simplicité apparente se cache en réalité une parfaite maîtrise du cinéma, un choix brillant du moindre cadrage, un travail fondamental sur les couleurs. Cette maestria explose notamment dans le plan-séquence de sept minutes qui clôt le film. Alors que l’intrigue est en train de se nouer hors-champ, la caméra s’avance doucement vers une porte-fenêtre ouverte vers l’extérieur, passe par une grille (grâce à une caméra plus petite qui venait d’être testée), tourne sur elle-même à 180 degrés pour enfin nous faire découvrir le résultat de l’action seulement entendue. Tourné pendant une dizaine de jours (conception, répétition et essais multiples à une époque où un plan-séquence n’est pas truqué à l’ordinateur), ce seul plan constitue un manifeste esthétique qui saisit encore de nos jours par son brio et sa radicalité.
Toutefois, le long-métrage ne doit pas être réduit à ce seul final exceptionnel puisque l’on y retrouve toutes les obsessions d’un cinéaste qui travaille la notion d’effacement et d’invisible depuis son coup de maître de L’avventura (1960). Ici, un homme au bout du rouleau a l’occasion de remettre les compteurs à zéro grâce à la mort naturelle de son voisin de chambre qui lui ressemble physiquement. Dans un geste aussi désespéré que fou, le journaliste décide de prendre l’identité du macchabée et de se déclarer mort. Il s’agit ici du rêve de beaucoup d’entre nous de pouvoir disparaître de la circulation à jamais et d’ainsi tout recommencer ailleurs.
Si le postulat de départ fait preuve d’un certain romantisme, Antonioni complique la donne en démontrant qu’on ne peut finalement jamais totalement échapper à son propre passé (incarné par sa femme qui recherche le témoin de la mort de son époux), tandis que le journaliste est également poursuivi par le passé de l’homme dont il a endossé l’identité. Selon Antonioni, il est donc impossible d’échapper à sa condition, sous peine de provoquer sa propre mort. Si le réalisateur nous donne bien toutes les informations nécessaires à la bonne compréhension de ce qui se déroule à l’écran, il le fait à sa façon, par des moyens habiles qui évitent les passages explicatifs et laisse ainsi une grande liberté d’interprétation au spectateur. Il nous donne toutefois quelques pistes comme le choix du nom du journaliste appelé Locke. Il fait sans aucun doute référence au philosophe britannique John Locke (1632-1704) qui soutenait justement la théorie selon laquelle la conscience de l’être humain est un facteur d’unicité à travers l’espace et le temps. Antonioni illustre donc cette incapacité d’un être à pouvoir sortir de lui-même.
Pour l’aider dans cette démarche ambitieuse, il dispose d’un excellent casting, avec un Jack Nicholson très sobre et qui forme un joli couple avec Maria Schneider. On reste également admiratif devant le choix judicieux de tous les lieux de tournage apportant une plus-value à chaque étape de ce road movie qui ramène toujours le personnage à lui-même. Enfin, les images de Luciano Tovoli sont de toute beauté, assurant une continuité entre des espaces géographiques pourtant si différents les uns des autres.
Un film devenu une référence avec le temps
Reparti bredouille du Festival de Cannes où il lui a été reproché de n’être qu’un bel exercice de style désincarné, Profession : reporter n’a pas rencontré non plus un très grand succès à sa sortie dans les salles. Ainsi, en France, le film n’a attiré que 355 371 spectateurs sur tout le territoire, ce qui est évidemment décevant par rapport aux 1,5 million d’entrées générées par Blow-Up(1966). Toutefois, il ne faut pas oublier que le film est loin d’être le plus accessible de son auteur. Celui-ci a ensuite travaillé pour la télévision avec Le mystère d’Oberwald (1980), mais ne reviendra vraiment qu’avec l’excellent Identification d’une femme (1982), son dernier film important.
Ressorti en salles en juillet 2017 dans une version restaurée, Profession : reporter a également bénéficié d’une édition ultra-collector chez Carlotta. Comprenant un livre de 165 pages richement illustré et de nombreux documentaires passionnants sur Antonioni, l’édition permet surtout de profiter du long-métrage dans sa version HD restaurée. Un must.
Le 10e Ultra Collector de la collection initiée par Carlotta, en fait un combo DVD/Blu-Ray + livre, est aussi le plus important. Une vraie merveille de design, de bonus, et évidemment la galette est techniquement sublime. C’est un tribut à l’œuvre la plus éblouissante d’Antonioni, dans une fuite du monde et de lui-même qui augure un final funeste époustouflant.
Compléments : 5 / 5
Il faut d’abord évoquer l’ouvrage L’aventure du désert, un recueil d’interviews précieuses, avec Antonioni, qui accepte de se pencher sur son œuvre, alors qu’il est obstinément enclin à ne garder que l’avenir en tête. Ses choix artistiques, de casting, ses thématiques sont passés au crible quand, de façon pointue, des critiques s’essaient aux analyses qui renvoient à d’excellents cours de cinéma. Essentiel.
La partie audiovisuelle propose de son côté plus de 100mn de suppléments qui complètent allègrement l’ouvrage, avec des documents d’époque rares : Antonioni à la télévision analyse lui-même la séquence finale, peut-être l’une des plus fortes du septième art de par la puissance du regard de sa caméra/narratrice, de la force du hors-champ, une scène qui transcende son œuvre ; le réalisateur se livre à un exercice d’autoportrait ; on trouve même un extrait d’un journal télévisé de 1975 où Antonioni est sur le plateau…
La richesse de cette partie compléments est telle que Carlotta a déniché un court-métrage d’Antonioni, datant de la fin des années 40, sur les romans-photos (tout un art en Italie), et un documentaire de 55mn, Le regard qui a changé le cinéma, hommage au maître alors toujours vivant (2001) mais n’ayant plus tourné depuis le milieu des années 90. L’occasion de retours en arrière, lors des tournages, sur les plateaux. Un document essentiel en provenance d’Italie.
Image : 5 / 5
Magnifique master qui marque des progrès spectaculaires depuis les précédentes éditions du film, en DVD. Il s’agit ici d’un grain de toute finesse, qui habille de son piqué une lumière chaude qui ne quittera jamais cette œuvre itinérante sur la fuite et sonne le glas d’un monde. Rares sont les scories du temps, tellement rares et inconséquentes, qu’on les remarque à peine. On notera la possibilité de pouvoir alterner les génériques du film, en anglais ou en italien. Collector…
Le son : 4 / 5
Belle restitution de l’ambiance sourde et silencieuse du film, dans un mono respecté, en DTS HD Master. Le doublage est loin d’être médiocre, mais il paraîtra moins équilibré que la VO qui l’emporte aisément.