Avec Men, le réalisateur Alex Garland s’attaque à la masculinité toxique sans pour autant transformer son cinéma en tract féministe. Il livre ainsi une œuvre ambitieuse, parfois cryptique et d’une belle audace dans sa dernière partie.
Synopsis : Après avoir vécu un drame personnel, Harper décide de s’isoler dans la campagne anglaise, en espérant pouvoir s’y reconstruire. Mais une étrange présence dans les bois environnants semble la traquer. Ce qui n’est au départ qu’une crainte latente se transforme en cauchemar total, nourri par ses souvenirs et ses peurs les plus sombres.
Men, une œuvre aux multiples niveaux de lecture
Critique : Fidèle scénariste de Danny Boyle sur des œuvres aussi ambitieuses que La plage (2000), 28 jours plus tard (2002) ou encore Sunshine (2007), le britannique Alex Garland est passé depuis à la vitesse supérieure en devenant auteur à part entière de ses propres films. Il a ainsi réalisé l’excellent Ex Machina (2014) et l’intrigant Annihilation (2018) diffusé directement par la plateforme Netflix en France. Toujours aussi ambitieux, Alex Garland nous revient en 2022 avec Men, un drame horrifique qui semble de prime abord surfer sur le phénomène #MeToo, mais qui ne se contente pas de délivrer un énième tract féministe.
En réalité, le script de Men s’avère d’une belle complexité, bénéficiant de nombreux niveaux de lecture. On peut ainsi voir le long-métrage comme un pur film fantastique avec l’arrivée d’une femme dans un village reculé marqué par l’absence cruelle de femme, mais aussi comme une œuvre psychanalytique où ce qui se déroule à l’écran est le reflet de la psyché traumatisée de cette femme marquée à vie par l’emprise masculine qu’elle a subie.
Men ou comment soumettre la femme au cours des siècles
Si le début du métrage semble d’abord payer son tribut au film gothique, genre britannique par excellence, avec sa grande demeure ancienne et son ambiance feutrée, la suite semble plutôt se conformer aux règles du Home Invasion. Toutefois, cette nouvelle catégorisation est une nouvelle erreur d’aiguillage puisque le long-métrage s’apparente davantage au folk horror (genre très à la mode avec des films comme Le rituel ou encore Midsommar). Ainsi, le fait religieux est particulièrement mis en avant à travers des métaphores plus ou moins simples à décrypter.
Bien évidemment, lorsque l’héroïne débarque dans le jardin de la demeure qu’elle loue pour se ressourcer, elle croque une pomme qu’elle cueille directement sur l’arbre. On ne vous fera pas l’affront d’expliquer la référence biblique. Par la suite, la femme traumatisée cherche le réconfort auprès d’un homme d’Église qui finit par l’accuser d’être responsable de la mort de son mari. Ici, Alex Garland rappelle à quel point les différentes religions du monde ont établi la culpabilité originelle de la femme, validant ainsi sa soumission à l’autorité masculine pour les siècles à venir.
De l’usage de la métaphore pour évoquer un thème très actuel
Toutefois, le long-métrage, comme beaucoup de films britanniques de ces dernières années, s’empare aussi du folklore païen, avec des figures monstrueuses qui symbolisent à la fois la fertilité, mais aussi la parthénogénèse (soit la capacité de se reproduire soi-même, sans avoir besoin de partenaire de sexe opposé). Cela se retrouve également avec l’image récurrente de plantes qui sont capables de se reproduire seules, et bien évidemment avec la fameuse séquence finale choc que nous ne révélerons pas, mais qui risque de rester longtemps ancrée dans votre mémoire de cinéphile par sa folie et son audace.
Bien entendu, Men est aussi un constat terrible sur la masculinité toxique, grand thème actuel. L’idée de faire jouer tous les rôles masculins – à l’exception d’un seul interprété par Paapa Essiedu dans des flashbacks – par Rory Kinnear est un moyen de mettre sur la piste de la thématique fantastique, mais aussi de signifier que tous ces personnages incarnent chacun un versant de la masculinité. Autant dire que le constat n’est guère reluisant pour la gente masculine, très largement clouée au piloris par Alex Garland qui évoque le chantage affectif, la tentative de viol, les coups donnés au nom d’un amour fou, ainsi que la justification religieuse des brimades infligées aux femmes à travers la figure de l’ecclésiastique.
Portrait tortueux d’une femme sous emprise
Au milieu de tout cela, la jeune femme interprétée avec beaucoup d’émotion rentrée par Jessie Buckley semble comme enfermée dans sa propre névrose, condamnée à revivre ad nauseam son sentiment de culpabilité vis-à-vis de son conjoint dont l’emprise reste forte par-delà la mort. Finalement, Men peut être vu comme le cauchemar paranoïaque d’une femme qui doit trouver en elle une forme de résilience. Pour cela, le cinéaste multiplie les dérapages contrôlés, les séquences parfois surréalistes et difficilement explicables sur le coup, mais qui font sens a posteriori.
Parfois volontairement lent et contemplatif – avec absence de dialogues notamment – Men bénéficie d’une véritable atmosphère anxiogène, et peut même mettre mal à l’aise par certaines images horrifiques. La musique tout en douceur et en vocaux montés en écho de Geoff Barrow et Ben Salisbury participe grandement à l’instauration d’une angoisse sourde qui éclate finalement dans la dernière demi-heure, parfois éprouvante et gore.
Alex Garland, un cinéaste toujours ambitieux
Certes, Men réfléchit sur la masculinité toxique – mais Alex Garland n’avait-il pas déjà abordé le thème de la femme-objet dans Ex Machina, et ceci dès 2014 ? – mais elle est avant tout une œuvre cinématographique ambitieuse, riche de métaphores complexes et de moments complètement barrés qui poussent à un second visionnage. Bref, il s’agit là d’un cinéma que l’on chérit particulièrement et qui tend malheureusement à disparaître de nos salles.
Présenté à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes en 2022, Men sort en salle le 8 juin par les bons soins du distributeur Metropolitan FilmExport dans un contexte difficile. Effectivement, les spectateurs semblent avoir déserté les salles obscures depuis la fin des mesures sanitaires restrictives. Il ne faut pourtant pas hésiter à aller se baigner dans le bain de folie ambiante de cette expérience totale, propre aux productions A24 (Hérédité, Midsommar, The Green Knight), meilleur fleuron du cinéma indépendant américain des années 2020.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 8 juin 2022
Copyrights : A24, Metropolitan FilmExport
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Alex Garland, Jessie Buckley, Rory Kinnear, Gayle Rankin, Paapa Essiedu