L’homme sans passé, plus gros succès d’Aki Kaurismaki est aussi l’un de ses meilleurs films par la force de son sujet et son traitement original. Un must dans le domaine de l’art et essai.
Synopsis : C’est l’histoire d’un homme sans nom qui, à peine débarqué à Helsinki, se fait agresser et devient amnésique. Il se retrouve dans le quart-monde des faubourgs de la capitale, et reconstruit doucement sa vie avec l’aide d’une jeune femme de l’armée du salut dans un no man’s land urbain.
L’homme sans passé, l’œuvre-somme du cinéaste Aki Kaurismaki
Critique : Après avoir réalisé Juha (1999) qui était un remake d’un classique du cinéma finlandais des années 30, le cinéaste Aki Kaurismaki revient à une œuvre plus personnelle avec L’homme sans passé (2002) qui est considéré comme le deuxième volet de sa trilogie finlandaise, après Au loin s’en vont les nuages (1996) et avant Les lumières du faubourg (2006). En écrivant cette histoire d’un homme violemment agressé et qui perd la mémoire, Aki Kaurismaki a livré une sorte d’œuvre-somme qui concentre l’intégralité de ses thèmes de prédilection. On peut donc dire que L’homme sans passé est l’aboutissement logique de plus de vingt ans de gestation, à travers d’autres films.
Une fois de plus, l’auteur s’attache à suivre le parcours d’un paria de la société qui se retrouve contraint de survivre au sein d’une communauté marginale. Ici, Kaurismaki invente un univers en marge où les exclus de la société vivent dans des conteneurs abandonnés dans un coin désert du port d’Helsinki. L’auteur y reconstitue un semblant d’organisation sociale et surtout de solidarité entre clochards, précaires ou alcooliques. Le fait même d’habiter dans les conteneurs vides d’un port de commerce indique la volonté de l’auteur d’évoquer le sort des exclus de la mondialisation et du capitalisme.
La lumière éclaire aussi les caniveaux!
N’ayant plus de nom, le personnage principal justement incarné par le taiseux Markku Peltola, ne peut plus s’insérer dans notre société où tout est norme et contrainte. Il ne peut aspirer à obtenir un logement, et encore moins un travail officiel. Vivant d’expédients et d’entraide, le mort-vivant (il est présenté tel quel lors de la scène d’ouverture, marquée par un humour cartoonesque espiègle) doit compter sur les autres pour s’en sortir, tout en continuant à être exploité par les agents du pouvoir (les policiers et autres agents de sécurité).
Toujours aussi méfiant envers les structures du pouvoir, l’anarchiste Aki Kaurismaki déverse donc sa bile sur le monde, mais sans jamais faire preuve de la moindre agressivité ou même d’un quelconque dogmatisme. Dans son œuvre, la critique sociale n’est jamais un but en soi et intervient toujours en fonction de la trajectoire de ses personnages. Particulièrement bien équilibré sur le plan narratif, L’homme sans passé a beau plonger dans la fange, il en ressort toujours une poésie qui ne peut que toucher. Du caniveau où il a échoué, l’homme peut encore espérer reconstruire son existence en ce concentrant sur l’essentiel.
La couleur des sentiments
Ainsi, dans L’homme sans passé, ce retour à la vie passe par un amour apparemment très froid avec le personnage féminin interprété par la fidèle Kati Outinen. La relation entre les deux personnages finit par toucher malgré la sécheresse de leurs séquences en commun. Effectivement, Aki Kaurismaki ne se départit pas de son style habituel fait de plans fixes et secs très composés et d’une grande froideur dans le phrasé des comédiens, généralement immobiles et proches des modèles de Robert Bresson. Dans le lot, l’interprète le plus expressif n’est autre que le chien – figure classique chez Kaurismaki – qui a d’ailleurs décroché la Palme Dog à Cannes en 2002.
Malgré un décor qui se veut déprimant, Aki Kaurismaki livre ici des images très composées marquées par une colorimétrie particulière très travaillée. Il faut ainsi saluer le savoir-faire du chef opérateur Timo Salminen qui est le collaborateur habituel du réalisateur. Ici, ses talents de coloriste explosent véritablement, faisant du long-métrage un festin pour les yeux. On ne peut parler d’un film d’Aki Kaurismaki sans évoquer le rôle central de la musique, ici encore orientée vers un rock typique des années 60. Cela ajoute assurément un côté nostalgique à un long-métrage qui chante les beautés de l’existence, pour peu que l’on reste éloigné d’une vie dictée par les lois de la productivité et de l’argent-roi.
L’homme sans passé, un film multi-primé et qui demeure le plus gros succès de son auteur
Présenté au Festival de Cannes en 2002, L’homme sans passé a reçu un accueil chaleureux de la part des critiques, obtenant plusieurs prix prestigieux dont le Grand prix pour Aki Kaurismäki, le prix d’interprétation féminine pour Kati Outinen, le prix du Jury œcuménique et même la Palme Dog pour le chien Tähti. Sorti au mois de novembre de la même année par le distributeur Pyramide, le drame social a su capter l’attention de 69 210 Parisiens lors de sa semaine d’investiture, contre 170 525 spectateurs sur toute la France. Ce très beau score s’est confirmé les sept jours suivants avec 40 798 Franciliens supplémentaires et plus de 100 000 retardataires sur tout le territoire.
Alors que la plupart des œuvres du cinéaste ont toujours eu du mal à dépasser les 100 000 entrées en fin de carrière, L’homme sans passé en est déjà à 356 813 marginaux au bout de trois semaines d’exploitation. Après un mois, le phénomène du cinéma d’art et essai ne veut pas rendre les armes et dépasse largement les 400 000 amateurs. Toujours situé dans le top 10 des entrées au mois de décembre, Kaurismaki sabre le champagne et dépasse les 500 000 spectateurs à l’approche des fêtes de Noël 2002. Ce beau drame termine finalement sa carrière française au-dessus des 700 000 tickets. Un record qui ne sera plus jamais égalé par son auteur qui connaîtra un très lourd échec, quatre ans plus tard, avec Les lumières du Faubourg (60 844 entrées, 2006), avant de rebondir avec Le Havre en 2011 (569 501 spectateurs).
Notons enfin que L’homme sans passé a aussi connu une sortie aux Etats-Unis et qu’il a concouru aux Oscars 2003 dans la catégorie du meilleur film étranger. Les membres de l’Académie lui ont toutefois préféré le film allemand Nowhere in Africa, de Caroline Link, bien plus académique. Même s’il n’est sorti qu’à deux reprises en DVD et qu’un blu-ray se fait toujours attendre, L’homme sans passé demeure le film le plus connu de son auteur en France, ce qui est largement mérité.
Sur plusieurs centaines de sorties, il s’agit aussi du 10e plus gros succès du distributeur Pyramide, depuis sa création, à la fin des années 80. Un exploit pour cet indépendant aux choix rigoureux.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 6 novembre 2002
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Aki Kaurismäki, Kati Outinen, Janne Hyytiäinen, Sakari Kuosmanen, Markku Peltola, Juhani Niemelä
Mots clés
Les bidonvilles au cinéma, Les SDF au cinéma, Cinéma finlandais, Festival de Cannes 2002