L’étrange Monsieur Victor : la critique du film (1938)

Drame, Policier | 1h37min
Note de la rédaction :
9/10
9
L'étrange Monsieur Victor, affiche du film

  • Réalisateur : Jean Grémillon
  • Acteurs : Edouard Delmont, Raimu, Pierre Blanchar, Madeleine Renaud, Viviane Romance, Andrex, Charles Blavette, Marcelle Géniat, Georges Flamant
  • Date de sortie: 04 Mai 1938
  • Année de production 1938
  • Nationalité : Français, Allemand
  • Titre original : L'étrange Monsieur Victor
  • Titres alternatifs : Der merkwürdige Monsieur Victor (Allemagne), Strange Mr. Victor (International), De grote schaduw (Pays-Bas), Um Erro Judiciário (Portugal), Mies ja hänen varjonsa (Finlande), Den fremmede (Norvège), L'estrany senyor Víctor (Catalogne), Lo strano signor Vittorio (Italie), Dziwny pan Victor (Pologne), O Homem que Vivia Duas Vidas (Brésil), Neobicni gospodin Viktor (Yougoslavie)
  • Scénaristes : Albert Valentin, Marcel Achard, Charles Spaak (adaptation et dialogues)
  • Directeur de la photographie : Werner Krien
  • Monteur : -
  • Compositeur : Roland Manuel
  • Producteurs : Raoul Ploquin, Walter Schmidt, Ludwig Klitzsch, Ernst-Hugo Correll
  • Sociétés de production : L'Alliance Cinématographique Européenne (ACE), Universum Film (UFA)
  • Distributeur : ACE (L'Alliance Cinématographique Européenne)
  • Date de sortie Parisienne : 22 septembre 1938
  • Date de sortie reprise : -
  • Editeur vidéo : René Chateau (VHS), Pathé Vidéo (Blu-ray, 2021)
  • Date de sortie vidéo : 1er janvier 2016 (VOD), 24 mars 2021 (Combo DVD, Blu-ray Digipack), 27 octobre 2021 (Réédition blu-ray Amaray)
  • Box-office France / Paris-Périphérie : Inconnu
  • Budget : Inconnu
  • Classification : Interdit aux moins de 18 ans à sa sortie ; Interdit aux moins de 16 ans aujourd'hui
  • Formats : 1.37 : 1 / Noir et blanc (35mm) / Mono
  • Festivals et récompenses : -
  • Illustrateur / Création graphique : © Tous droits réservés / All rights reserved
  • Crédits : © Tous droits réservés / All rights reserved
  • Crédits photo : © 1938 Raoul Ploquin
Note des spectateurs :

 L’étrange Monsieur Victor appartient aux chefs-d’œuvre de Grémillon. Cette merveille de mise en scène offre à Raimu l’un de ses rôles les plus ambigus.

Synopsis : Un commerçant toulonnais d’apparence honorable est en fait un receleur pour une bande de malfaiteurs. Menacé de chantage, il commet un meurtre pour lequel un innocent est condamné au bagne. Huit ans plus tard, le forçat s’évade et notre commerçant le recueille …

Une coproduction franco-allemande, produite par Ploquin

Critique : Tourné essentiellement en Allemagne sous l’égide de Raoul Ploquin, qui proposa le film à Grémillon, L’étrange Monsieur Victor ouvre une série de chefs-d’œuvre : Remorques (1941), Lumière d’Eté (1942) et Le Ciel est à vous (1943). Même si ses films précédents ont des mérites (le magnifique Gueule d’Amour précède immédiatement cette période bénie), c’est bien avec ce Monsieur Victor que le cinéaste exprime sa singularité dans un cinéma français qui, malgré des voix fortes (Renoir, Duvivier, les débuts de Bresson), reste pétri de conventions. Et d’une certaine manière, c’est avec ces conventions que Grémillon fait du neuf, si l’on ose dire.

Dès le début, la présentation d’un Toulon pittoresque puis des deux couples de héros, le ton est donné : on se croit presque dans un film de Pagnol, avec les accents, le verbe haut, la lumière du sud. Deux lents panoramiques, horizontal puis vertical, travellings que l’on retrouvera dans la seconde partie, semblent promettre une comédie typique ; mais le premier couple, celui formé par Bastien le cordonnier (Pierre Blanchar) et Adrienne (Viviane Romance), tire le film vers le drame conjugal ; et le second, dont on ne verra dans un premier temps que le mari, Victor (Raimu), le ramène de nouveau vers l’humour provençal généreux. L’acteur y fait son numéro pour lequel le mot « faconde » paraît avoir été créé. On apprend que sa femme, Madeleine (Madeleine Renaud), attend son premier enfant. Et voilà le protagoniste emprunté, pataud, maladroit. Un mari au grand cœur, soucieux.

Au-delà du cadre ensoleillé de Pagnol, un film sombre

Mais Grémillon va consciencieusement déconstruire, tout au long du métrage, ces prémices et diriger le spectateur vers une réalité nuancée, complexe. Le plus fort, évidemment, est le traitement qu’il réserve à Raimu (qui n’avait pas aimé le film, reprochant au cinéaste de ne rien comprendre au sud) : honnête commerçant le jour, il recèle le soir et fraie avec des voyous. Dans ce portrait à double face, Grémillon excelle à jouer avec les codes (le Raimu lié à tous les clichés) pour les détruire (le même Raimu magistral en chef de gang cynique), les rendant artificiels, comme mis à distance. De la même manière, les extérieurs ensoleillés vont laisser place à toute une série de plans obscurs, des ruelles étroites bordées de poubelles, des murs hauts, des façades qui bouchent l’horizon, des intérieurs sombres ou surchargés, et, plus tard, une magnifique séquence sous une pluie battante. C’est qu’au fond le sud n’est qu’un décor : le paradoxe est que ce sont les scènes de studio qui disent la vérité quand les extérieurs n’en ont que l’apparence.

On pourrait multiplier les exemples pour montrer à quel point Grémillon s’acharne à dévoiler, à mettre à nu. Même le personnage de garce, dont Viviane Romance s’était fait une spécialité, trouvera une complexité inattendue. Le geste est toujours similaire : en regardant de près, en regardant longtemps, on voit différemment. D’où une précision maniaque dans les détails, dans l’utilisation souvent signifiante du cadre comme du noir et blanc. Encore un paradoxe : pour atteindre le vrai, il faut sans cesse composer. D’où aussi le fait que le cinéaste prend son temps : des scènes a priori inutiles, comme celle de Bastien découvrant Toulon, ou le goût du plan-séquence disent assez à quel point c’est aussi dans les temps morts ou étirés que peut surgir sinon la vérité, du moins l’un de ses aspects. Grémillon anticipe en quelque sorte la leçon du cinéma moderne, comme le faisait à peu près au même moment Renoir.

L’étrange Monsieur Victor et son scénario qui divisa tant

On a reproché au scénario (même si Albert Valentin est seul crédité au générique, Marcel Achard a été appelé en renfort par Raimu pour ajouter du « pétillant ») des incohérences et des approximations. Mais, sans savoir si Grémillon les a sciemment utilisées, elles nous semblent participer à la richesse du film. Ainsi a-t-on dit que jamais la face noire de Victor n’était justifiée. Ce double visage est pourtant au cœur du métrage, sans qu’il soit besoin de préciser si ce sont des soucis financiers qui le poussent vers le banditisme. N’est-ce pas plutôt que l’homme ne peut être que duplicité ? Après tout, même le « bon » Bastien, innocent chargé du péché d’un autre, condamné au bagne, vit dans un premier temps avec une femme qu’il n’aime pas vraiment, puis courtise celle d’un autre … La vérité de l’homme est plutôt du côté de l’ombre, de la pulsion (voir la séquence du meurtre), du profit, de l’affrontement. Et, sans manichéisme aucun, la lumière serait plutôt du côté de la femme. Pas toutes les femmes, même si elles semblent davantage capables de droiture et de rachat. Pas toutes les femmes, mais le beau personnage de Madeleine, sincère et juste, celle qui refuse de tricher : elle avoue à son mari qu’elle ne l’aime plus, mais que ça ne changera rien pour lui. Plus tard elle repousse les avances de Bastien malgré un penchant que la mise en scène souligne constamment. Et, symboliquement, pour éloigner le jeune homme devenu pressant, elle ouvre les persiennes : la lumière pourrait trahir le fugitif, il y a donc une raison concrète, mais surtout Madeleine rejette l’ombre, celle que son mari ne cesse de provoquer, celle dans laquelle Bastien se réfugie.

Une œuvre d’une maîtrise exceptionnelle

L’étrange Monsieur Victor est aussi, mais pas seulement, un beau film sur la culpabilité : Victor, toute crapule qu’il soit, change complètement quand un innocent paie pour son crime. Il se montre mari brutal, commerçant impatient, soit tout le contraire du portrait dessiné à grands traits au début. Et, il faut le souligner, Raimu montre là l’étendue de son talent. Il est parfait en homme tourmenté, le suggère à merveille. D’une certaine manière, il prenait un risque en dévoilant l’artificialité de sa faconde, qu’il parvient même à surjouer habilement quand il s’agit de donner le change devant la police. Un grand numéro, millimétré, accompagné par la caméra de Grémillon qui le brime parfois, ou le laisse dans l’ombre.

L’utilisation de l’ombre ou la scénographie sont constamment brillantes : à voir ou revoir L’étrange Monsieur Victor, on ne peut qu’être frappé par la maîtrise exceptionnelle d’un grand cinéaste. Chaque plan est savamment composé, chaque séquence s’inscrit parfaitement dans l’économie générale du film, sans ostentation ou virtuosité gratuite. Quant au souci du détail, de la sueur sur le visage de Raimu au dernier plan ironique en passant par les mille petites précisions sur la vie toulonnaise, c’est un régal pour l’œil et l’intelligence du spectateur. Mais c’est aussi une œuvre émouvante, remuante, étonnamment actuelle malgré de nombreux aspects datés. Bref, une petite merveille, un joyau pour cinéphile.

François Bonini

Sorties de la semaine du 4 mai 1938

L'étrange Monsieur Victor, affiche du film

© 1938 Raoul Ploquin

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