Tour à tour époustouflant de maîtrise et grotesque, L’esprit de Caïn ne fera toujours pas l’unanimité auprès des fans de De Palma, quelle que soit la version visionnée. Toutefois, le long-métrage demeure intéressant de bout en bout et mérite donc une seconde chance.
Synopsis : Le docteur Carter Nix est un pédopsychiatre réputé qui décide d’abandonner sa carrière pour mieux pouvoir élever la fille qu’il a eu avec Jenny, elle-même médecin. Cette dernière se montre concernée par l’obsession grandissante que son mari porte à l’éducation de leur enfant, jusqu’à commencer à douter de la santé mentale de l’homme qu’elle a épousé et qu’elle croit connaitre.
De Palma retourne à la case thriller au début des années 90
Critique : Au début des années 90, le cinéaste Brian De Palma tourne depuis quelques années dans le giron des grands studios. Il a effectivement connu un énorme succès avec Les incorruptibles (1987), ce qui lui a permis de se diversifier et d’aborder le film de guerre avec Outrages (1989), puis la comédie grinçante avec Le bucher des vanités (1990).
Malheureusement, ces deux derniers films ont été des échecs commerciaux qui remettent en cause son statut à Hollywood et lui-même traverse une crise artistique qui le voit hésiter sur la direction à prendre. Il écrit donc L’esprit de Caïn (1992) dans le style qui a fait sa renommée, à savoir le thriller hitchcockien complexe et pervers. Il avait ainsi délaissé ce style après un Body Double (1984) qui a divisé ses fans entre détracteurs et inconditionnels. Dans ce film se dessinait déjà un certain goût pour le kitsch et l’outrance, voire la vulgarité diront certains.
Détournement de soap télévisuel
Pourtant, cela n’était qu’un prélude par rapport à L’esprit de Caïn où le cinéaste pousse les curseurs encore un peu plus loin dans le grotesque. En réalité, De Palma se livre avec ce nouveau thriller à une exploration encore plus nette du mauvais goût télévisuel qu’il entend dynamiter par une réalisation virtuose.
Effectivement, son intrigue utilise des éléments de soap télévisé (les postes de télé sont légion dans le film) pour mieux en exploser les clichés. S’il multiplie les scènes aseptisées entre la fade Lolita Davidovich et le beau ténébreux Steven Bauer, c’est pour mieux dénoncer l’aspect lisse d’une certaine vie américaine, dénuée d’aspérités. Même John Lithgow est présenté comme un père modèle dont le ton de voix mielleux peut légitimement indisposer.
Un film multiple pour un personnage mentalement fractionné
Au sein de cette histoire finalement banale d’adultère, Brian De Palma inclut un élément perturbateur issu du Voyeur (Powell, 1960). Comme dans le film britannique qui lui sert ici de matrice, il nous raconte l’expérience folle d’un père de famille qui se sert de son fils comme d’un cobaye. Dès lors, De Palma utilise cet élément pour reprendre une idée de Psychose (1960) sur la dissociation des identités. Comme dans le futur Split (Shyamalan, 2016), le personnage principal est victime de trouble dissociatif, ce qui explique en grande partie le jeu outré de John Lithgow, très décrié à l’époque, pourtant parfaitement maîtrisé par l’acteur.
Dès lors, les apparences peuvent voler en éclats et le spectateur se retrouve au cœur d’une spirale de meurtres et d’événements tous plus fous les uns que les autres. Libre à chacun d’adhérer ou non à cette proposition de cinéma totale, puisque rien ici ne vient vraiment nous raccrocher au moindre réalisme. Alternant le mélodrame, le thriller, le soap et l’humour noir dans un grand maelstrom d’émotions contraires, De Palma fait le pari de l’outrance pour dénoncer le fait que nous sommes bien au cinéma.
Un film, deux montages
Toutefois, si l’aspect grandiloquent de certaines scènes peut parfois faire sourire (c’est le danger lorsqu’on aborde le grotesque), le vrai défaut majeur du long-métrage vient de son montage. De Palma lui-même n’était pas satisfait de sa première demi-heure et, de fait, elle a tendance à éventer un peu trop l’intrigue. Si on compare le montage cinéma avec celui du director’s Cut (attention, non réalisé par De Palma, mais par un fan), le réagencement des séquences du début permet de mieux conserver la surprise du script, mais le tout perd en efficacité immédiate. Finalement, aucun des deux montages n’est pleinement satisfaisant.
En fait, même si De Palma a glissé certaines thématiques qui lui sont habituelles, on peut trouver un peu superficielle la réflexion engagée sur la véracité ou non de l’image filmée. Moins profond que d’habitude, L’esprit de Caïn souffre également d’une certaine propension à l’auto-citation. Ainsi, le travestissement de Lithgow fait référence à celui de Pulsions (1980), le final au ralenti évoque celui des Incorruptibles (1987) et ainsi de suite. Il s’agit certes de clins d’œil, mais cela alourdit considérablement le long-métrage déjà constellé de références à d’autres auteurs. On peut donc légitimement reprocher au cinéaste un manque de finesse et de légèreté.
L’esprit de Caïn, un De Palma très décrié
Très critiqué lors de sa sortie en 1992, L’esprit de Caïn a été un échec au box-office, même si la modestie de son budget a limité la casse. En France, il s’agit de l’un de ses plus gros bides – à l’exception de ses films des années 2010 – avec à peine 202 916 entrées sur l’ensemble du territoire. Sans doute en réaction à ces critiques excessivement négatives, certains fans de De Palma crient désormais au chef-d’œuvre incompris. La vérité se situe sans aucun doute au milieu. Ni épouvantable, ni transcendante, L’esprit de Caïn est une œuvre inégale capable de fulgurances, comme de ratés, souffrant avant tout d’un montage qui reste à refaire.
Récemment, le film est sorti dans un combo DVD / Blu-ray de bonne tenue sur le plan de la qualité de l’image. On reste davantage réservé quant à la pertinence de certains suppléments, et surtout par rapport à l’esthétique du combo, assez disgracieux. Les fans peuvent par contre profiter des deux versions du film et faire ainsi leur choix.
Critique de Virgile Dumez