Œuvre de transition dans la carrière de Claude Mulot, Les charnelles est un film étrange qui mélange le drame névrosé, le suspense glauque et l’érotisme sous différentes formes. Un digne représentant de la folie douce de son auteur sur le mode ténébreux.
Synopsis : Psychologiquement instable, perverti par sa belle-mère dans des jeux sexuels particulièrement troubles, Benoît Landrieux, jeune homme marginal vivant dans l’ombre de son riche industriel de père, est devenu un voyeur à l’adolescence. Seule sa déviance lui permet désormais de retrouver sa virilité. Sa rencontre avec Jean-Pierre et Isabelle, couple de paumés vivant de larcins, va l’entraîner dans une folle cavale marquée par des actes de violence de plus en plus graves, jusqu’à atteindre le point de non-retour.
Claude Mulot désabusé
Critique : Après les échecs de ses films d’auteur de cinéma de genre (La rose écorchée, La saignée) et le triste flop de Profession : aventuriers, avec Nathalie Delon, une fantaisie d’aventures lumineuses, Mulot est désemparé. Le glissement progressif du cinéma français vers des projets plus osés lui permet de trouver dans Les charnelles (titre de sortie putassier, très loin de la réalité du titre de travail, Les enfants de la nuit) un pont entre le cinéma sombre et tordu qu’il affectionne et le cinéma à caractère pornographique dans lequel il signera ses plus gros succès sous pseudo (Le sexe qui parle, La femme objet).
Tu seras porno, mon film !
Pour Les charnelles, que distribue Alpha France, grand pourvoyeur de productions coquines dans les années 70 et 80, l’auteur utilise le pseudo de Frédéric Lansac, du nom du personnage principal de La rose écorchée qu’il porte particulièrement dans son cœur. Le mélange de sexe, de noirceur, les scènes de voyeurisme gratuites, une tentative de viol intransigeante et la misogynie globale du film, consterneront la commission de classification qui lui refuse un visa de sortie. Le distributeur se voit contraint d’amputer le film d’une bonne vingtaine de minutes pour proposer un montage salle d’1h11 aberrant. Au bout d’un an et un nouveau montage, le métrage est autorisé à sortir, en 1974, avec une interdiction aux moins de 18 ans dans le circuit Lord Byron à Paris. Il y rencontre un certain succès se hissant en sixième position des films dits de charme cette année-là sur la capitale.
En 1976, le film devient officiellement pornographique. De par son sujet, de façon rétrospective, la commission de classification, sans chercher à revoir le film, le bannit des productions traditionnelles et l’estampille d’un X, puisqu’entre-temps, devant la prolifération des productions pour adultes dans les circuits classiques, le ministre de la Culture décide de ghettoïser la production sexuellement explicite en lui infligeant cette lettre de l’infamie. Une injustice pour une œuvre qui n’est en rien pornographique, mais le reste encore officiellement aujourd’hui, puisqu’il faudrait que les ayants-droits paient pour repasser le film devant la commission, dans le cadre d’une ressortie salle par exemple.
Les charnelles, réinventé en VHS et en blu-ray
Dans les années 80, les flying jaquettes viennent à la rescousse des Charnelles. Melki, pour Proserpine, invente un visuel fort, avec une typo tranchante très eighties, et peut-être est-il lui-même responsable du nouveau titre du film rebaptisé pour l’occasion Nervo. Pour une œuvre qui fait basculer la névrose d’un homme dans la thérapie meurtrière, il y a là de l’idée. Le montage est différent, car la vidéo n’est pas soumise aux caprices de la commission de classification. Le film gagne une poignée de minutes. Pour en savoir plus, on vous renvoie vers l’excellent ouvrage de Philippe Chouvel, Claude Mulot Cinéaste Ecorché (Editions du Chat qui fume) qui compare les deux montages. On n’en fera pas la paraphrase.
Il faudra attendre l’année 2020 pour redécouvrir l’œuvre de Lansac/Mulot. L’auteur, mort noyé accidentellement à la fin des années 80, redevient à la mode des amateurs de curiosités du terroir, grâce au travail de l’éditeur culte Le Chat qui fume. Par sa griffe, le matou du bis livre une restauration 4K superbe de la version intégrale d’un film qui, soudainement, renaît de ses cendres. La durée d’1h27 minutes n’est pas une évidence, tant le film est étrange, mais elle permet d’effectuer un joli travail sur la sociologie du cinéma de cette époque.
Un thriller trouble et obsessionnel
Avec une musique inquiétante, obsessionnelle, composée par Eddie Vartan, frère de Sylvie, père de Michael, oncle de David, beau-frère de Johnny, le film iconoclaste s’apparente immédiatement à cette catégorie des films dingues des années 70. Le titre vend des gloutonneries. Le ton musical, l’ambiance sombre générale et le rapport au sexe, aliéné, frustré, usurpé, monnayé, outragé, et donc très malsain, transforme le gentil film érotique en vrai drame psychologique aux relents de thriller obsessionnel.
La qualité de l’interprétation – le jeu dérangeant du regretté Francis Lemonnier mort trop tôt dans les années 90 ou la vraie présence au-delà de sa sensualité d’Anne Libert, égérie de Jess Franco -, permet au film d’obtenir un cachet réel. Loin d’être plaisant – l’agressivité et la fureur de la scène de tentative de viol sur cette pauvre Katia Tchenko, dans la fange -, suscite des questionnements, quand les saynètes érotiques que le cinéaste éparpille pour vendre le film ennuient profondément tant elles sont irréelles par rapport à l’intensité dramatique du film.
L’impuissance comme métaphore du rapport des classes
Le contexte social est fort évocateur. Les charnelles est profondément ancré dans une dichotomie des comportements sociaux, dans sa peinture des classes et des différents individus qui l’illustrent, avec des codes attendus en fonction même des genres de chacun. Une scène est révélatrice des préoccupations de Mulot. Avec l’aval du personnage principal, un jeune loubard des classes populaires (le très bon Patrick Penn, révélé par Guy Gilles) va usurper le temps d’une nuit l’identité de ce fils d’industriel fortuné qui reproche à son père de ne pas lui permettre de vivre une existence entièrement oisive. La manipulation, l’arrière-plan sur la toute-puissance financière et l’impuissance sexuelle, nourrisent vraiment la psychologie folle des personnages que l’on prendrait plaisir à analyser plus longuement. Car on retrouve bien là la qualité d’écriture de Claude Mulot, cinéaste tantôt dépeint comme un être jovial et attendrissant par certains ou comme un misogyne par d’autres. Dans tous les cas, il est vu en rébellion avec sa propre classe sociale, et avec ces zones d’ombre qui caractérisent son cinéma.
Bienvenue dans le patrimoine français
Malgré son classement X, il est évidemment impossible de regarder Les charnelles comme un film pornographique, n’y de chercher à y voir un quelconque film érotique. Honorons plutôt l’identité singulière de cet authentique objet de cinéma de l’étrange qui peut désormais trouver sa place dans notre patrimoine du cinéma. Sa restauration 4K est un honneur.