Beau thriller psychanalytique, Le orme plonge le spectateur dans un espace mental et cinématographique à part, porté par une musique superbe de Nicola Piovani, la belle photographie de Vittorio Storaro et l’interprétation sans faille de Florinda Bolkan. Un vrai film d’auteur attachant.
Synopsis : Traductrice à Rome, Alice Campos se rend sur son lieu de travail afin de remettre un dossier important. Persuadée d’être mardi, Alice découvre avec stupeur que l’on est en fait jeudi ! Quelle peut donc être l’origine de cette amnésie ? Les médicaments qu’elle prend contre le stress qu’engendre son métier ? Ces cauchemars récurrents qui la hantent durant son sommeil ? Après avoir trouvé une carte postale déchirée dans sa cuisine figurant la façade d’un hôtel situé sur l’île de Garma, en Turquie, Alice décide de s’y rendre, persuadée qu’elle trouvera là-bas la solution au mystère de ces jours enfuis.
Dix ans après La femme du lac…
Critique : Alors qu’il a connu une certaine reconnaissance à la fois des critiques et du public pour son premier long-métrage très étrange La femme du lac / La possédée du lac (1965), le réalisateur homosexuel Luigi Bazzoni n’a pas réussi à mener à bien ses projets personnels au cœur d’une industrie italienne désireuse de décliner les succès des autres au lieu de laisser s’exprimer des individualités artistiques originales. Ainsi, Luigi Bazzoni a été contraint de signer quelques westerns – mais finalement atypiques – et il a attendu le milieu des années 70 pour revenir à une histoire qui le touche vraiment.
Ainsi, le producteur Luciano Perugia croit lui aussi en Le orme (1975) basé sur le livre très étrange de Mario Fanelli intitulé Las Huellas. Adapté à l’écran par son auteur lui-même et Luigi Bazzoni, le roman fournit une intrigue suffisamment touffue et tortueuse pour que le réalisateur retrouve ici de nombreux éléments clés de son tout premier film. Très proche de La femme du lac (1965), Le orme – Les traces, en français – peut être considéré comme le second volet d’un diptyque, tant les deux œuvres semblent se répondre à dix ans d’intervalle. Dans les deux cas, le cinéaste pose ses caméras dans un lieu touristique hors saison, et donc comme vidé de sa population, imposant une ambiance mystérieuse et vaporeuse, à la lisière du fantastique. Au centre des deux films se dissimule un mystère lié à l’identité d’une femme et, dans les deux cas, cela débouche sur une interrogation poétique sur son moi profond.
Le orme ou la recherche du Moi perdu
Le orme débute à Rome dans des quartiers modernes marqués par une architecture futuriste, en suivant les pas d’une femme troublée par des rêves liés à un vieux film de SF des années 50. Le spectateur se pose même la question de savoir si l’ensemble n’est pas censé se dérouler dans une temporalité futuriste, avant que la femme, encore plus déboussolée par ses amnésies récurrentes, décide d’entamer un voyage au cœur de sa propre mémoire défaillante. Dès lors, elle part pour une île qu’on imagine aux confins du monde arabe (en réalité tourné en Turquie, pour des raisons de coproduction). S’établit alors une confrontation multiple entre des éléments contraires. Le orme bascule dans une atmosphère plus onirique en confrontant le passé (l’île), le présent (Rome) et le futur (les rêves), mais aussi en établissant une opposition entre l’Occident (les personnages) et l’Orient (le décor arabisant qui sert de cadre à l’intrigue).
Cette binarité se retrouve d’ailleurs à tous les niveaux puisque tous les personnages apparaissent sous deux noms différents, que ce soit la femme qui s’appelle alternativement Alice et Nicole (magnifique Florinda Bolkan, dotée d’une sacrée personnalité) ou la petite fille qu’elle croise sans cesse (excellente Nicoletta Elmi, qui s’appelle à la fois Paola et Paula). Le scénario de Le orme se plaît à perdre le spectateur dans un dédale d’éléments étranges et inexpliqués. Il lui fait ainsi partager le trouble et le désarroi d’une femme qui semble pourtant forte, mais dont les fêlures vont peu à peu apparaître au spectateur.
Un espace mental troublant comme terrain de jeu
Le tout baigne dans une atmosphère ouatée, presque cotonneuse, mais qui s’avère un piège puisque le réalisateur insère des petits dérapages par rapport à la réalité qui viennent créer une inquiétante étrangeté. Jamais pleinement dans le fantastique, mais ayant bien du mal à se rattacher au réel, Le orme construit donc un univers purement cinématographique qui se révèle avant tout être l’espace mental d’une femme frustrée et intérieurement brisée.
L’ensemble est sublimé par des mouvements d’appareil discrets, mais constants, par la magnifique photographie de Vittorio Storaro qui s’est fait plaisir à magnifier les paysages et architectures turcs. Enfin, le thriller mental ne serait pas aussi poignant sans le concours de la superbe partition musicale de Nicola Piovani (compositeur génial des plus grands films des Taviani). Parfois rangé hâtivement dans la case giallo, Le orme est surtout un thriller psychanalytique hitchcockien comme le furent autrefois des œuvres comme Sueurs froides (Hitchcock, 1958) ou encore Pas de printemps pour Marnie (1964). Il s’agit avant tout d’un véritable film d’auteur, marqué par un grand sens du cadre et de la création d’une ambiance à la fois onirique, éthérée et anxiogène.
Un inédit cinéma, enfin disponible en blu-ray
Malheureusement, son échec commercial en Italie a condamné ce très beau film à demeurer inédit en France. Il est donc indispensable de le découvrir de nos jours dans la belle édition sortie en décembre 2022 par Le Chat qui fume. Non seulement la copie est correcte, mais le tout est agrémenté de deux suppléments intéressants dont le plus imposant est un entretien de près d’une heure et vingt minutes avec le grand Vittorio Storaro.
Critique de Virgile Dumez
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