Moins célèbre que d’autres œuvres de Werner Herzog, La ballade de Bruno est pourtant un beau moment de cinéma qui flingue le rêve américain avec une certaine finesse d’écriture. A découvrir.
Synopsis : La sortie de prison marque dans la vie de Bruno un tournant et lui ouvre tout un horizon d’espoir et de nouvelles résolutions. Avec deux amis de fraîche date, il décide de recommencer sa vie, envoûté par le rêve américain, qui attire les trois par l’image d’un bonheur facilement accessible. Ils partent alors pour le Wisconsin, USA, où la réalité ne correspond pourtant pas tout à fait à leurs rêves.
La ballade de Bruno, faux documentaire ou fiction véridique ?
Critique : Après avoir tourné L’énigme de Kaspar Hauser (1974) avec l’étonnant Bruno S., le cinéaste Werner Herzog promet à ce dernier de lui offrir à nouveau un rôle principal dans un prochain film. Ensemble, ils envisagent de créer Woyzeck, adaptation d’une pièce de théâtre de Georg Büchner. Pourtant, à mesure que la préparation du futur film avance, Werner Herzog est persuadé que le rôle est davantage taillé pour Klaus Kinski. Afin de ne pas trop vexer Bruno S., Herzog lui propose un autre scénario, écrit en moins d’une semaine, qui donnera La ballade de Bruno (1977). Pour des raisons matérielles, ce long-métrage parvient à se monter bien plus vite que Woyzeck – qui sera tourné deux ans plus tard avec Klaus Kinski.
Pour écrire le script de La ballade de Bruno, Werner Herzog s’est très largement inspiré de la véritable existence de Bruno S. qui a vécu une grande partie de sa vie dans des institutions psychiatriques. Le point de départ du film est donc biographique et plusieurs épisodes évoqués se sont effectivement déroulés dans la vie de cet homme atypique. Pour autant, Werner Herzog demeure fidèle à sa méthode de travail consistant à brouiller les pistes entre approche documentaire et délires fictionnels. Certes, La ballade de Bruno s’appuie sur des éléments vécus par son acteur principal, mais l’ensemble demeure une fiction sans cesse hantée par l’intrusion du réel. Ou est-ce l’inverse ?
Comme un air de Fassbinder
Si ce n’est la présence de Bruno S. qui nous plonge inévitablement dans l’œuvre de Herzog, le film débute plutôt sous les auspices d’un certain réalisme sordide qui aurait plu à Rainer Werner Fassbinder. Il n’est donc guère étonnant de retrouver dans le rôle de la prostituée l’actrice Eva Mattes qui est une des muses du cinéaste germanique. Dès sa sortie de prison, le personnage de Bruno est confronté à la violence de la société ouest-allemande qui accable les plus démunis de manière directe. Outre l’étrangeté de certains personnages comme Bruno S. ou encore le vieux pianiste Clemens Scheitz, La ballade de Bruno s’inscrit pleinement dans le style réaliste du renouveau du cinéma allemand des années 70.
Au bout d’une demi-heure, Werner Herzog s’octroie le droit de venir filmer aux Etats-Unis, et plus précisément dans l’Etat du Wisconsin, faisant de son trio de marginaux des migrants désireux de repartir à zéro dans la contrée de tous les possibles. Ici, Werner Herzog se distingue de la plupart des réalisateurs européens en ne succombant pas aux clichés attachés à la description des Etats-Unis. Absolument imperméable au mythe américain, Werner Herzog ne s’intéresse jamais aux grands espaces et encore moins à la prospérité des grandes villes.
Le mythe américain passé à la moulinette du réel
Ainsi, le voyage de Bruno S. s’apparente surtout à une expérience déceptive où tous les rêves du trio vont se fracasser sur le mur du réel. Leur habitat est ainsi situé dans un terrain vague où ils parviennent à installer un mobile home acheté à crédit, avant que les banquiers ne viennent le récupérer pour cause d’insolvabilité. Les Américains ne sont guère accueillants et perpétuent la même intolérance qui mine l’Europe, sous des dehors plus policés.
Pays de toutes les opportunités, les Etats-Unis ne sont ouverts que pour les gagnants et ceux qui peuvent se conformer au moule social, et non aux inadaptés comme les protagonistes du film. Ainsi, la prostituée qui pensait pouvoir échapper à son destin va finir par faire le tapin auprès des routiers, tandis que ses deux amis vont finir en prison, ou pire. D’une froideur extrême dans sa description de la société américaine, Werner Herzog s’en prend directement à un pays qui artificialise tout, des rapports humains jusqu’aux animaux – avec l’hallucinante séquence finale montrant des petites bêtes instrumentalisées pour amuser les enfants. Et que dire du dernier quart d’heure situé dans une réserve indienne où l’on découvre un peuple autochtone entièrement gagné par l’idéologie capitaliste et qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
“Antisocial, tu perds ton sang froid”
Particulièrement rageuse et cinglante, La ballade de Bruno est donc une œuvre frondeuse qui dénonce de manière fine et insidieuse le rouleau compresseur d’une société bourgeoise et capitaliste vouée à détruire tout sur son passage, ne laissant derrière elle qu’un champ de ruines. Comme toujours, le regard de Werner Herzog soutient les marginaux et ceux qui ne rentrent pas dans le moule, au risque de finir broyés. Le film, jamais explicite dans sa dénonciation, évite pourtant le piège du tract ou du pamphlet et préfère suivre pas à pas le mal-être de son trio de personnages.
Il ne faut surtout pas oublier la contribution des trois acteurs, tous formidables de naturel, jusque dans leur maladresse (Bruno S. et ses regards caméra incessants). D’une infinie tristesse et totalement désabusée, La ballade de Bruno s’impose comme une œuvre majeure du cinéma allemand des années 70 et mérite donc largement son excellente réputation. Sa sortie en France au mois d’octobre 1977 n’a guère marqué les esprits malgré 13 belles semaines à l’affiche à Paris où le bouche-à-oreille fut solide. Mais l’aura du réalisateur a toutefois permis au métrage de sortir en VHS, puis plusieurs fois en DVD. Il manque maintenant une belle restauration pour goûter pleinement les charmes de ce drame à la fois touchant et désespérant.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 26 octobre 1977
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Werner Herzog, Bruno S., Eva Mattes, Clemens Scheitz
Mots clés
Cinéma allemand, La pauvreté au cinéma, La prostitution au cinéma, Le suicide au cinéma, Les films anticapitalistes au cinéma