Pamphlet brûlant à charge contre les chimères du rêve américain, Joker est un film complètement inattendu qui arrive à prendre le pouls d’une époque propice à l’embrasement et à l’émergence de figures monstrueuses.
Synopsis : Le film, qui relate une histoire originale inédite sur grand écran, se focalise sur la figure emblématique de l’ennemi juré de Batman. Il brosse le portrait d’Arthur Fleck, un homme sans concession méprisé par la société.
Critique : L’annonce en étonna plus d’un. Lorsque la presse spécialisée dévoile pour la première fois, en août 2017, la mise en chantier d’un long-métrage centré sur l’un des vilains les plus célèbres de la culture populaire, hors de toute extension d’univers cinématographique, prévu pour n’exister que pour lui-même et sans aucune apparition de sa chauve-souris de Némésis, on avait tout lieu de croire à un énième projet en passe de se perdre dans les fameux abîmes du « Development Hell ».
D’autant plus que le cinéaste à la tête du projet, Todd Philips, ne semblait alors – compte tenu de sa filmographie guère reluisante – pas assez solide pour mener jusqu’au bout un projet qui s’annonçait radical, sans concessions.
Il y eut bel et bien quelques frayeurs, comme la disparition de la liste des producteurs exécutifs du nom de Martin Scorsese, en réalité beaucoup trop occupé par le chantier The Irishman. Qu’à cela ne tienne, il est en fait, peut-être, à l’origine de l’arrivée sur le projet, à la production, d’Emma Tillinger Koskoff, productrice des films de Scorsese depuis Les Infiltrés.
Et puis il y eut l’officialisation de la tête d’affiche du film, Joaquin Phoenix dans le rôle-titre. Une petite surprise, l’acteur étant connu pour ne pas vraiment goûter au cinéma relatif aux adaptations de comics. Mais ses performances généralement intenses annonçaient au moins un divertissement intéressant à regarder.
Depuis, entre les images du tournage à New York, les bandes-annonces et sa présentation à Venise, où il a remporté le Lion d’Or, Joker est vite devenu l’un des films les plus commentés de l’année, suscitant l’attente bien au-delà des fans du personnage et des films de super-héros.
Joker, la renaissance
C’est que la note d’intention du réalisateur était déjà connue. S’il avait décidé de s’emparer du Joker, c’était pour tenter de revenir à un cinéma plus rugueux, plus porté sur la psychologie des personnages que ce que nous montrent les blockbusters super-héroïques actuels, tous formatés sur une même recette. Joker se réclame plutôt du nouvel Hollywood, d’un cinéma qui se tournait bien plus volontiers à l’extérieur, dont la forme épousait généralement les tourments de ses protagonistes et qui n’omettait pas la violence crue de la condition humaine.
Précédé, donc, d’une excellente réputation, force est de constater que le film est une réussite totale. Une sorte de miracle comme il en arrive quelques fois dans l’histoire du cinéma, où un réalisateur plutôt moyen accouche d’un chef-d’œuvre. Un miracle qui ne pouvait se produire que maintenant, avec cette équipe là.
Dire de Todd Philips qu’il a réalisé là son meilleur film ne serait pas rendre justice à Joker, tant il aura fini pas surpasser tout ce qu’il a bien pu faire auparavant.
La valse du Joker
Dès l’ouverture, dans cette loge crasseuse, devant ce miroir en face duquel Arthur Fleck s’étale une couche de maquillage blanc, étirant ses lèvres en un sourire forcé tandis qu’une larme termine de couler le long de sa joue, le film caractérise la dualité d’un homme malheureux qui voudrait tant faire sourire son prochain. Clown de rue ou pour les enfants hospitalisés, il danse, fait tourner une pancarte, sautille et bondit.
Mais le Gotham City dans lequel il évolue, décalque du New York du début des années 80, aux rues crasseuses et rongées par le crime, à la fracture sociale béante, ne fait que lui rappeler qu’il n’est en fait désiré nulle part. Il ne vit qu’avec sa mère, la plupart du temps alitée, et ne se confie qu’à une psy des services sociaux, qu’on lui retire bientôt à cause d’une nouvelle coupe pratiquée dans le budget pour sauvegarder – paraît-il – les économies de la ville.
Comme si cela ne suffisait pas, Arthur Fleck est affligé d’un handicap particulièrement embarrassant : il est sujet à d’irrépressibles éclats de rires qui se déclenchent généralement lorsqu’il se trouve dans une situation de stress.
La blague qui tue
Ce rire pathologique de Fleck est l’une des excellentes idées du script de Todd Philips et Scott Silver. Ce rire qui déchire sa gorge et son âme, c’est le monstre qui cherche à sortir, contenu par les médicaments (7 !) et l’envie qu’il a encore d’être bien perçu par le monde qui l’entoure. Surtout, enhardi par une admiration sans bornes pour l’animateur Murray Franklin et son talk-show qui fait se succéder les stars de la scène humoristique Gothamite, il se verrait bien lui aussi prendre le micro pour interpréter les blagues qu’il peaufine dans son carnet (en fait un journal intime dans lequel il couche ses pensées déprimantes). Mais ce rire, c’est sa malédiction, incapable qu’il est d’expliquer aux autres sa condition, il provoque mépris et fureur, et le voilà tabassé dans une rame de métro par des loups de Wall Street éméchés, première étape d’un enchaînement de violences et d’humiliations qui forceront Fleck à s’affirmer de la plus horrible des manières, en faisant sortir le Joker.
Traumas et fractures sociales
Le mal n’est pas inné, et en cela le film a dû choisir le meilleur moyen d’expliquer les traumas du personnage qu’interprète Phoenix. S’il le relie à l’enfance, c’est pour mieux faire intervenir une autre figure bien connue de l’univers DC Comics, non pas Batman mais son père, Thomas Wayne, ici totalement réinterprété en politicien populiste, façon Trump, en lice pour la mairie de Gotham, qui méprise les classes sociales défavorisées tout en faisant croire qu’il parle pour ces dernières.
Joker relie donc Fleck à la famille Wayne (une très belle petite séquence dans laquelle Arthur fait sourire Bruce Wayne, qui sort de sa cabane en s’aidant d’une barre façon… Batman dans la série des 60’s) pour mieux ouvrir un gouffre entre les nantis qui se pincent le nez et la population paupérisée qui survit comme elle peut.
Et le Joker devient alors, bien malgré lui, le symbole d’une révolte. En cela le film prend le pouls de son époque, propice à l’embrasement et à l’émergence de figures monstrueuses. Pour le public français, impossible de ne pas penser aux Gilets jaunes, à ces gens trop souvent délaissés par la classe politique, dont un président tout plein d’un mépris qu’il peine à masquer devant les caméras de télévision. Effet miroir assuré.
L’homme qui rit
S’il se fait pamphlet fustigeant les formes de pouvoir aliénantes sur lesquelles se construisent la société américaine, Joker retourne surtout le concept du fameux rêve américain pour mieux affirmer le leurre mortel qu’il représente.
Cette idée selon laquelle chacun possède une chance de réussir, de s’élever, qui en fait une nation individualiste, Todd Philips la tord et en propose le négatif, suivant en cela son maître et sa référence ultime, Martin Scorsese, à qui il emprunte évidemment les idées et l’atmosphère de Taxi Driver et La Valse des Pantins. Mais, comme pour la bande dessinée dont est tiré son film, il réinterprète, se sert du matériau comme d’un outil pour raconter son histoire, son personnage.
L’hommage est évident et surtout totalement assumé : c’est bien Robert De Niro qui interprète Murray Franklin, ressemblant au Jerry Langford qu’interprétait Jerry Lewis, cet animateur de talk-show que Rupert Pupkin (De Niro, donc) enlevait pour avoir une chance de passer dans son émission.
Todd Philips, à son meilleur
De cette façon, le film montre aussi que l’Amérique est une société du spectacle permanent conçue pour marginaliser et se moquer des gens qui ne rentrent pas dans le moule. Jusqu’à ce qu’ils explosent en direct, faisant par là-même allusion à quelques faits divers bien connus des Américains (dont l’un inspira le film Network).
Todd Philips manie ces concepts et emballe le tout avec une maestria déconcertante. Il réussit surtout à laisser vivre son personnage, bien aidé par la performance hallucinante de Joaquin Phoenix, qui a perdu vingt-cinq kilos pour correspondre au physique du Joker. Tout le film se construit autour de lui : écrasé dans le cadre au début du film, il est à la fois pathétique et bouleversant. La transformation est vraiment progressive, il devient inquiétant puis franchement effrayant, bien plus que le clown aux excroissances numériques de Ça, car c’est ici un personnage tangible. Phoenix change sa gestuelle ; ses danses évoquent au départ les grands maladroits du muet, puis il prend possession du cadre en affirmant son alter ego, celui qui depuis le début cherchait à sortir de ce corps rachitique.
Joker, le clown dansant
On pourra peut-être reprocher à la musique de la violoncelliste Hildur Guðnadóttir d’être omniprésente, mais elle aide à caractériser le personnage central et affirme un peu plus que le héros n’est pas là pour être cool.
Joker manie d’ailleurs plutôt bien une alternance entre séquences de fantasmes, dans lesquelles Fleck s’imagine sur scène avec Murray Franklin, ou se voit entamer une relation avec sa voisine de palier, qu’interprète Zazie Beetz, et le retour à la réalité, sans dispositifs superflus de mise en scène autre que le passage d’une musique pop aux violoncelles tirant sur les graves de la musique originale. Todd Philips comprend à chaque instant le dangereux matériau qu’il manipule, et se sort de tous les pièges avec brio.
La radicalité du portrait, le désespoir urbain et social qu’il dépeint, la corruption et la subversion des genres qu’il manie (les films de super-héros ou super-vilains, la comédie, jusqu’aux biopics d’artistes) font donc de ce Joker l’un des grands films américains de ces dernières années, complètement habité par son cinéaste et son acteur. Il prend aux tripes, choque parfois et se fiche éperdument de la bonne morale hollywoodienne dégoulinante. Espérons que son succès annoncé donne de nouveau envie aux grands studios de produire ce genre de cinéma plus risqué, en s’affranchissant enfin de toute licence.
Critique : Franck Lalieux