D’une rare puissance, Hiroshima décrit avec un luxe de détails le calvaire des survivants du bombardement du 6 août 1945. Le film est un véritable choc, à la fois esthétique et humain, qui ne peut laisser indemne.
Synopsis : Hiroshima, début des années 1950. Professeur au lycée, Kitagawa constate que nombre de ses élèves souffrent des séquelles de la bombe atomique. Il entame alors une discussion avec eux. Face à l’ignorance et à l’indifférence des Japonais, et afin que les victimes ne soient pas contraintes de vivre dans l’ombre de la société, ils estiment nécessaire que leurs compatriotes se rappellent ce jour si fatidique du 6 août 1945…
Représenter l’horreur
Critique : Lors de l’occupation américaine du Japon entre 1945 et 1952, une censure s’abat sur l’ensemble du pays, interdisant notamment la représentation négative de l’action des occupants. Très contrôlées, les images des deux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki disparaissent ainsi totalement de la vie publique nippone pendant plusieurs années. En 1951, un livre intitulé Les Enfants de la Bombe A : Testament des garçons et des filles d’Hiroshima signé Arata Osada permet de lever partiellement l’omerta. Il constitue à ce jour un recueil de témoignages particulièrement précieux pour les historiens.
Dès le départ des Américains du territoire en 1952, le syndicat nommé l’Union Japonaise des Enseignants commande une adaptation cinéma du livre d’Osada. Le réalisateur Kaneto Shindō se charge de la conception d’une œuvre intitulée Les enfants d’Hiroshima (1952) qui sortira d’ailleurs dans les salles françaises en 1954. Toutefois, le long-métrage est considéré comme trop poétique et pas assez explicite par l’Union Japonaise des Enseignants qui est donc mécontente du résultat final. Le syndicat commande aussitôt une nouvelle adaptation qui serait davantage en prise directe avec l’événement et ne chercherait pas à éluder l’horreur des dévastations.
Un film choc pour témoigner
Cette fois, c’est le réalisateur engagé à gauche Hideo Sekigawa qui est choisi pour donner forme à ce Hiroshima (1953) qui se veut plus direct et plus engagé. Pour être certain de convaincre le public, le cinéaste se lance donc dans une reconstitution monstre de l’événement, avec un nombre impressionnant de figurants qui doivent tous être maquillés pour constituer une armée d’êtres humains quasiment zombifiés par les effets de la bombe. Si le film démarre doucement en s’insinuant au cœur d’une classe dont les élèves subissent les effets indésirables de la bomba A, ces séquences introductives un brin pédagogiques et statiques s’effacent rapidement par le biais d’un flashback qui constitue le cœur du film.
Le cinéaste nous présente alors quelques personnages qui vivent à Hiroshima la veille du fameux bombardement. Mais Sekigawa passe rapidement à la vitesse supérieure en évoquant le bombardement (symbolisé ici par un éclair aveuglant), puis en décrivant cette fois-ci par le menu les souffrances des survivants au milieu des ruines et des émanations radioactives.
Une accumulation de séquences difficilement soutenables
Durant ces séquences époustouflantes, le réalisateur ne nous épargne rien, dans une perspective esthétique doloriste qui ne peut qu’interpeller. Sekigawa ne cherche pas à suggérer, mais veut au contraire tout montrer des atrocités qui se sont abattues sur le peuple japonais. A l’aide d’une musique déchirante d’Akira Ifukube, le cinéaste insiste sur la mort des enfants au sein de leurs écoles, propose des séquences hallucinantes où les corps des figurants semblent ne plus faire qu’un avec la terre. Certains plans font d’ailleurs penser à des images issues des grands films expressionnistes muets des années 20 (ce qui peut également être rapproché de certaines représentations picturales de l’Enfer).
Cette partie qui dure quasiment une demi-heure est assez insoutenable par la puissance des images et le choc de la représentation d’une réalité encore bien pire dans les faits. Au milieu des ruines et des corps mouvants, la caméra de Sekigawa se meut avec une incroyable dextérité et fluidité, tandis que le réalisateur parvient à tirer des moments de pure folie à ses acteurs, tous habités par leur rôle.
La science aux sévices de l’humanité
Le choc est ici à peu près équivalent à celui ressenti lors de la découverte d’un film comme Requiem pour un massacre (Klimov, 1985). Il s’agit de redécouvrir toute la puissance du septième art en seulement quelques plans qui redéfinissent à jamais votre conception du médium cinéma. Certains risquent bien entendu de ne pas supporter cette très longue séquence qui fait appel à des émotions primaires excessivement fortes, mais c’est le moins que le cinéaste pouvait faire afin de témoigner de l’horreur.
Il est tout de même indispensable de rappeler que le peuple japonais s’est rendu coupable d’atrocités tout aussi innommables au cours des années 30 (le massacre de Nankin en est l’exemple le plus saillant), mais cela n’interdit aucunement de pleurer les victimes d’Hiroshima et Nagasaki, cobayes involontaires d’une expérience scientifique grandeur nature. Pour mémoire, cela a entraîné la mort de plus de 200 000 personnes, dont la plupart étaient d’innocents citoyens obéissant à leur empereur.
Les hibakusha, pestiférés du Japon des années 50
Mais l’intérêt d’Hiroshima ne se limite pas à cette représentation précise des événements (parsemée d’ailleurs de précieuses images d’archives), car le réalisateur rappelle aussi que beaucoup sont morts plusieurs années après des suites de cancers liés aux radiations. Il dénonce également l’attitude des Japonais qui ont maltraité les victimes des bombardements nommés les hibakusha. Effectivement, la méconnaissance de la population locale vis-à-vis des retombées radioactives a entraîné la mise à l’écart des hibakusha qui ont vécu ensuite dans une extrême précarité, car rejetés de l’ensemble de la société japonaise.
Dès 1953, Hideo Sekigawa s’attaque à ce problème dans la dernière partie de son long-métrage, dénonçant l’attitude de rejet de ses concitoyens. Il s’engage donc ici dans la reconnaissance des victimes de la catastrophe, tout en insistant également sur un discours pacifiste qui ne peut qu’émouvoir. Effectivement, le réalisateur montre que certains militaires ont souhaité continuer la guerre après les bombardements, mais que la population japonaise a été en quelque sorte vaccinée par le choc de l’atome. On notera d’ailleurs qu’au lieu de cultiver une haine farouche des Américains et de nourrir un profond désir de vengeance, le peuple japonais a préféré se tourner vers l’avenir, faisant preuve d’une résilience admirable et qui pourrait servir d’exemple à de nombreuses populations.
Un film injustement invisible depuis une soixantaine d’années
Malgré sa puissance d’évocation et son importance historique, Hiroshima n’a jamais eu droit à une sortie en salles en France. On en retrouve seulement quelques séquences incluses dans Hiroshima mon amour (Resnais, 1959), d’ailleurs également interprété par Eiji Okada. Il a donc fallu attendre la sortie en DVD / Blu-ray effectuée par l’éditeur Carlotta Films pour enfin découvrir ce petit bijou. L’édition est assortie d’un bonus d’une demi-heure qui replace le film dans son contexte et apporte un éclairage historique bienvenu. L’achat s’avère indispensable, et fortement recommandé pour tous les professeurs d’Histoire et les centres de documentation des lycées.
Le test blu-ray :
Carlotta continue à œuvrer pour la cinéphilie en éditant ce chef d’œuvre rare et pourtant indispensable pour les amoureux de cinéma et d’histoire.
Compléments & packaging : 4 / 5
Avec sa présentation simple et sobre, portée par une photographie hautement symbolique tirée du film, le blu-ray d’Hiroshima continue la tradition des éditions très classe de l’éditeur Carlotta. C’est sans fioriture, mais parfaitement adapté à une cinéphilie exigeante. Un seul supplément vient agrémenter cette galette, mais les 33 minutes d’analyse effectuées par Jasper Sharp sont absolument indispensables pour tout amateur de cinéma japonais. Non seulement l’écrivain revient en détail sur le contexte politique entourant l’œuvre, mais il analyse en profondeur les réactions des Japonais durant les années 40-50 face au traumatisme atomique. Mêlant grande histoire et cinéphilie pointue, le supplément s’avère un complément de choix, totalement en accord avec la démarche intellectuelle recherchée par Carlotta.
L’image : 4 / 5
Certains plans sont encore marqués par des rayures et autres brûlures liées aux conditions de conservation du matériau d’origine. Toutefois, il s’agit d’une copie de bien belle tenue grâce à une précision chirurgicale, un noir et blanc superbement contrasté et une impeccable fluidité. Bien entendu, les plans d’archives sont nécessairement plus abîmés car non retravaillés, ce qui serait effectivement une hérésie. Beau travail, donc.
Le son : 4 / 5
Le format DTS HD Master Audio permet de dynamiser un mono qui a le mérite de ne pas saturer dans les aigus. Ainsi, le spectateur peut bénéficier d’un rendu clair, précis et qui sait faire honneur à la magnifique musique d’Akira Ifukube. Là encore, il s’agit d’un résultat très convaincant, dans la limite du mono d’origine.
Critique de Virgile Dumez