Premier film excessif, transgressif et anarchiste d’Alain Corneau, France société anonyme est un doigt d’honneur levé avec fierté contre toute forme de société. Un geste artistique total, brutal et sans concession. A découvrir.
Synopsis : Maintenu en état d’hibernation, un ancien trafiquant de drogue est réanimé. Nous sommes en 2222. L’homme raconte alors son histoire : en 1970, suite à la légalisation des drogues par le gouvernement, il perd sa place de leader de ce marché jusqu’alors illégal. Il décide alors de rejoindre un front de libération opposé à ce que les multinationales gèrent la vente des drogues…
Un film d’art total qui se plaît à mélanger les genres
Critique : Ayant débuté comme assistant réalisateur pendant de longues années, Alain Corneau choisit de passer à la réalisation avec un scénario original qu’il intitule France société anonyme. Sorte de film d’anticipation, parsemé d’influences du film noir américain, son script prend forme peu à peu, mais le cinéaste bute sur quelques éléments narratifs. Il fait donc appel à Jean-Claude Carrière, fidèle collaborateur de Luis Buñuel, en tant que script doctor. Ce dernier, rompu à l’exercice, débloque la situation en seulement quelques jours et accouche de la version finale d’un scénario ô combien touffu et surréaliste.
Car Alain Corneau n’a pas choisi la facilité avec ce tout premier long-métrage qui mélange allègrement plusieurs genres. Sur un canevas d’anticipation particulièrement bizarre, Corneau livre une œuvre protéiforme qui tient du geste artistique primal. Comme si le réalisateur avait voulu livrer l’intégralité de son œuvre en un seul film, il aborde à la fois la science-fiction, le film noir, la satire sociale et le brûlot politique, tout en se permettant des audaces graphiques sur le plan sexuel.
France société anonyme ou le grand kaléidoscope
Dire de France société anonyme qu’elle est une œuvre insaisissable est un doux euphémisme, tant le long-métrage s’avère rétif à tout effort de synthèse explicative. S’inscrivant dans la mouvance artistique underground, le film adopte une attitude suicidaire consistant à faire un gros doigt d’honneur à toute forme d’art commercial. Si l’histoire possède une vague colonne vertébrale, elle passe toutefois au second plan par rapport à l’accumulation de séquences plus ou moins dérangeantes. On a souvent le sentiment que la drogue qui est au centre des préoccupations des personnages a beaucoup circulé au sein de l’équipe technique et artistique.
Véritable montagne russe émotionnelle, France société anonyme alterne fulgurances politiques, purs moments de délires surréalistes, humour décalé et fortement sexué, mais également dérapages Z dont on se demande parfois s’ils sont volontaires. En toute liberté, Alain Corneau semble avoir voulu réaliser un collage cinématographique fait de séquences mises bout à bout.
Une critique virulente du capitalisme
Il en profite tout de même pour écorner le capitalisme qu’il accuse de tous les maux de la société. Alors qu’il épouse une doctrine révolutionnaire, le cinéaste semble pourtant la rejeter dans un grand mouvement de nihilisme qui surprend et met mal à l’aise. Il démontre ainsi de manière brillante que le capitalisme est capable de digérer la contestation pour la faire sienne et la retourner à son avantage. Pour l’auteur, la contre-culture qu’il semble appeler de ses vœux est également devenue complice du système qu’elle est censée combattre. Théorie qui a d’ailleurs été confirmée par la récupération effectuée au cours des années 80.
L’ensemble est porté par de superbes images de Pierre-William Glenn et une réalisation efficace d’un Alain Corneau déjà maître de sa caméra. Le soin apporté aux décors permet de créer une ambiance particulière, tandis que le jeu outré des acteurs vient troubler un peu plus le confort habituel du spectateur. Film de l’audace, ce premier effort d’Alain Corneau ne peut en aucun cas faire l’unanimité.
Un film inconfortable, voire désagréable, mais d’une totale liberté
Œuvre d’anticipation foutraque, souvent désagréable à regarder, France société anonyme est donc un pur OVNI au sein de la production française. Ses éclairs de violence, sa sexualité parfois explicite et sa puissance corrosive ont entraîné de nombreux problèmes avec la censure. Le film a lourdement été pénalisé par une interdiction aux moins de 18 ans, qui a été minorée à 16 ans depuis. Pas étonnant tant le long-métrage provoque un malaise durable chez le spectateur, par ses images déstabilisantes et son discours profondément nihiliste.
Il fallait en tout cas une bonne dose d’inconscience de la part d’Alain Corneau pour se lancer dans une telle aventure qui avait toutes les chances d’être son premier et unique film. En acceptant par la suite de diriger des polars plus classiques avec Yves Montand, le cinéaste a su mûrir et évoluer. Son premier geste artistique, malgré ses nombreux défauts, a le grand mérite d’exister, par-delà toute mode et toute norme esthétique. Rien que pour cela, il vaut le coup d’œil.
Critique du film : Virgile Dumez