Avec Viens je t’emmène, Alain Guiraudie livre un vaudeville assez léger à partir de sujets graves. Le décalage fonctionne grâce aux acteurs, même si l’écriture n’est pas toujours totalement maîtrisée.
Synopsis : Clermont-Ferrand, Médéric tombe amoureux d’Isadora, une prostituée de 50 ans, mais elle est mariée. Alors que le centre-ville est le théâtre d’une attaque, Selim, un jeune sans-abri se réfugie dans l’immeuble de Médéric provoquant une paranoïa collective. Tout se complique dans la vie de Médéric, tiraillé entre son empathie pour Selim et son désir de vivre une liaison avec Isadora.
Un vaudeville nocturne et urbain pour Alain Guiraudie
Critique : Aussitôt après avoir terminé Rester vertical (2016), le cinéaste Alain Guiraudie a commencé l’écriture de ce qui allait devenir Viens je t’emmène (2022). Inspiré par les tragiques attentats qui ont endeuillé la France entre 2015 et 2016, Guiraudie envisage de signer une œuvre qui serait une comédie vaudevillesque au cœur d’événements tragiques. Pour trouver le juste équilibre entre rire et émotion, il lui a fallu un travail acharné d’environ trois ans. Après avoir défini son casting, Guiraudie débute le tournage au mois de janvier 2020. Toutefois, la crise de la Covid-19 a empêché la sortie du long-métrage durant près de deux ans. Finalement, c’est en mars 2022 que le métrage fait une apparition furtive sur nos écrans, emporté par la vague de désaffection des salles à la suite de la crise sanitaire. Finalement, Viens je t’emmène n’a embarqué à son bord que 55 496 curieux.
Pourtant, Alain Guiraudie a tenté de se renouveler avec cette comédie décalée qui se déroule majoritairement de nuit dans un milieu urbain et anxiogène. Jusque-là, l’auteur sortait rarement d’un cadre pastoral baigné par le soleil. Il s’agit d’un changement de cadre, mais pas de style puisque la caméra de Guiraudie reste plutôt fixe et davantage attentive aux personnages qu’à une quelconque virtuosité technique. Dès les premiers instants, on retrouve le ton habituel du réalisateur, avec des personnages volontairement décalés, au phrasé quelque peu inspiré par la Nouvelle Vague.
Des archétypes malmenés
Si le cinéaste semble initialement se conformer aux archétypes du film noir, avec le schéma classique d’un client qui tombe amoureux d’une prostituée au grand cœur et qui doit l’extirper de son milieu, Guiraudie fait rapidement fi des clichés et préfère orienter son film vers tout autre chose. En introduisant des attentats terroristes au cœur d’une ville de province calme (Clermont-Ferrand, rarement filmée au cinéma), le cinéaste ausculte alors les réactions d’un panel de personnages dont on pense connaître à l’avance les réactions. En réalité, le métrage va consciencieusement rebattre les cartes et dézinguer la pensée unique débitée à longueur de journée sur les chaînes d’information en continu.
Non, la femme battue interprétée par l’excellente Noémie Lvovsky (à nouveau prostituée comme dans l’excellent Filles de joie en 2020) n’est pas aux abois et conserve un amour intact pour son bourreau quotidien. Non, le héros qui recueille le SDF n’est pas un militant humaniste et il n’hésite pas à dénoncer le jeune intrus à la police. Non, tous les musulmans ne sont pas des terroristes en puissance, et même s’ils prient régulièrement. Et non, l’adepte de l’autodéfense n’est pas nécessairement un facho borné. En concentrant tout ce petit monde dans un lieu quasiment unique (l’immeuble d’habitation), Alain Guiraudie entraîne le film vers le pur vaudeville, ce qui nous permet de mieux connaître les différents protagonistes et de mieux comprendre leurs failles, leurs doutes.
Haro sur la France du repli
A travers cette comédie inspirée par les premiers films d’Almodovar – dixit Guiraudie lui-même – le réalisateur démontre que les clichés volent en éclats à partir du moment où les gens commencent à s’écouter les uns les autres. Par la connaissance de l’autre vient la tolérance et l’acceptation des différences. Ainsi, Viens je t’emmène ausculte de manière sévère cette France du repli sur soi qu’a fait naître le terrorisme, ainsi que les réseaux sociaux et leur effet de niche.
Si le film est porté par des comédiens formidables dont un très lunaire Jean-Charles Clichet (en mode Vincent Macaigne), une toujours vibrante Noémie Lvovsky et Michel Masiero en bourru de service, le script n’est pas toujours aussi rigoureux qu’attendu. Certaines situations s’avèrent un peu répétitives et donnent aussi le sentiment que le cinéaste ne sait pas vraiment où il veut en venir. Cette hésitation se retrouve dans une fin en points de suspension qui laisse le spectateur sur sa faim.
Toutefois, il faut saluer le courage d’avoir osé traiter un sujet brûlant avec une certaine légèreté et surtout d’avoir su conserver un vrai esprit d’indépendance au cœur d’une production française trop souvent formatée. En cela, Viens je t’emmène demeure une comédie fort sympathique à découvrir.
Critique de Virgile Dumez