Drame féministe puissant, Filles de joie enflamme les passions par la qualité de jeu de son trio d’actrices, toutes trois époustouflantes, son écriture intelligente et la tension indélébile qu’elle provoque. Ces filles-là, on les aime.
Synopsis : Axelle, Dominique et Conso partagent un secret. Elles mènent une double vie. Elles se retrouvent tous les matins sur le parking de la cité pour prendre la route et aller travailler de l’autre côté de la frontière. Là, elles deviennent Athéna, Circé et Héra dans une maison close. Filles de joie, héroïnes du quotidien, chacune se bat pour sa famille, pour garder sa dignité. Mais quand la vie de l’une est en danger, elles s’unissent pour faire face à l’adversité.
L’affiche ne fait pas le drame
Critique : On oublie vite l’affiche. Filles de joie n’est pas ce que la promo visuelle voudrait vendre, à savoir une comédie girlie politiquement incorrecte à base de “bitches” qui s’amuseraient des mecs sur fond de prostitution. On oublie l’arrière-plan rose qui pourrait, à tort, destiner l’exclusivité du spectacle à un public féminin. Ces filles de joie-là ne voient pas la vie en rose.
La nouvelle réalisation de Frédéric Fonteyne, dont on avait beaucoup apprécié Une liaison pornographique avec Nathalie Baye et Sergi Lopez, est en fait le fruit d’un travail en binôme avec Anne Paulicevich, actrice qui a écrit le scénario et dirigé les comédiennes. Le résultat est interdit aux moins de 12 ans, accompagné d’un avertissement, et ce pour une bonne raison. C’est un beau choc de cinéma, un “putain’ de choc même, de ceux que l’on se prend en pleine tête quand on n’est pas averti de ce à quoi on va assister. Si Filles de joie peut être drôle et cocasse, la vie de ces femmes d’un quotidien morne, celui de quartiers défavorisés, pour deux d’entre elles, ou d’une banlieue sous Lexomil, pour la troisième, ne nous fait pas rire.
Filles de joie, un film post #MeToo au-delà des symboles
Ce plaidoyer féministe marque l’ère post #Metoo. Pour une fois, le drame au féminin ne s’attaque pas aux symboles éculés qui ont servi à briser l’ambiance aux César, aux vieux mâles blancs qui croulent en prison aux USA et font la Une des chaînes d’info en continue ; on se désintéresse même de cette sphère médiatique qui fait l’objet des films à Oscars (le récent Scandale, avec Charlize Theron, qui était ancré dans le domaine du journalisme). Cette coproduction franco-belge s’intéresse davantage à la majorité silencieuse des classes défavorisées, celle dont la vie est prise dans un étau qui se referme inextricablement et qui n’a guère de perspectives qu’une violence masculine sourde, à l’instar du personnage joué par Sara Forestier face à la réapparition du mari violent qu’elle n’arrive pas à chasser de sa vie et qui la tient par ses secrets.
Une réflexion sur une certaine toxicité masculine
Filles de joie évoque la société avec un regard sans état d’âme sur la complexité du genre humain, préférant prendre à bras le corps un problème qui ne cesse de se répéter sous différentes formes, la toxicité masculine, la nocivité d’un comportement de bande, d’une identité masculine à construire contre l’autre, et que certaines femmes portent comme une croix dans leur quotidien.
Filles de joie, qui pourrait se lire comme une version contemporaine et trash de L’Apollonide : souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello, s’intéresse à trois destins de femmes aux doubles vies. Elles traversent quotidiennement la frontière franco-belge pour officier dans un bordel. Trois tempéraments forts qui servent des dialogues crus, avec une intonation impressionnante de naturel.
Les trois actrices incarnent avec un humour cruellement osé des destins abîmés. Ballotées entre rage et tendresse, elles ont forgé une complicité dans l’adversité d’un quotidien de sexe et d’anecdotes, aussi chaleureux que glauque, voire pathétique.
Drôle d’endroit pour une rencontre
Expertes en hommes, ces “Filles de joie” en connaissent la diversité, leur fragilité, leur violence aussi. Cette maltraitance, elles la subissent dans la vie, la vraie, ou dans les fantasmes que les clients leur font subir au boulot ou dans les à-côtés.
Cette relation à l’homme laisse des stigmates profonds, dont l’un ouvre le film avec un flash-forward qui aurait pu être maladroit dans bien des productions, mais pas ici. La première scène, in media res, balance un cadavre dans une boue de ciment. Mais qui est l’homme dans le sac? Le scénario, plutôt dense, laisse entrevoir des pistes quant à l’identité du gentleman qui pourrait finir six pieds sous terre. Un ex-hyper violent, décrit au juge comme un “monstre” (le trop rare Nicolas Cazalé, plombant de vérité), une petite frappe qui s’amuse à faire tourner les sex-tapes d’adolescentes sur internet, ou un autre goujat marié qui mériterait bien une sévère correction avant de retourner chez bobonne…
Pour brouiller les pistes, le scénario explore des jeux sur la chronologie. Moins un effet de style qu’un vrai moteur narratif. Les deux auteurs du film y gagnent en contrôle sur le spectateur qu’ils conduisent sur des sentiers inattendus (la vie de famille du personnage de Noémie Lvovsky), hors d’un cinéma normé.
Un César pour Noémie Lvovsky?
L’homme tombe, la femme se relève, mais jamais le stéréotype ne gagne. Loin des jugements à l’emporte-pièces, les deux auteurs dépeignent toute la complexité de l’homme à travers quelques portraits de bonshommes pertinents qui évitent les généralisations pataudes. On citera celui signifiant de Sergi López, qui, en trois apparitions, apporte un complément nutritif essentiel au film, alimentant un peu plus constats de vie douloureuse et réflexions. Un vrai beau personnage dans l’économie des mots. On pourrait citer également un vieux client veuf, à la solitude prégnante. Encore un second rôle qui ne nous laisse pas insensible. En fait, pas un personnage, aussi secondaire soit-il, ne cloche ; la richesse de regards des auteurs et le point de vue ambivalent des protagonistes sur ce qu’est être femme et laissée-pour-compte dans la société actuelle, donne une profondeur remarquable au métrage, totalement inaccessible à de simples divertissements comme Rebelle avec Cécile de France, Yolande Moreau et Audrey Lamy.
Dans l’univers de Filles de joie, où la musique électronique aérienne ou urbaine apporte des touches d’émotion supplémentaires, tout nous engage vers le coup de cœur. On espère maintenant que les César se souviendront des prestations de Sara Forestier, enragée, Annabelle Lengronne, solaire, et surtout de Noémie Lvovsky qui, après tant de nominations comme Meilleure actrice ou Meilleure actrice dans un second rôle, mérite sans aucun doute de recevoir enfin la statuette qui devrait être sienne (elle avait d’ailleurs été nominée pour L’Apollonide, souvenirs de la maison close en 2011). Une telle victoire résoudrait le fiasco des César en 2020. Il n’y aurait plus aucun doute sur l’objet de la récompense : un symbole? Un personnage fort? Ou vraiment le jeu d’une actrice? On y récompenserait le cinéma, tout simplement.
Initialement prévu pour une sortie en mars 2020, Filles de joie fait partie des films courageux qui rouvriront les cinémas de France le 22 juin. Il ne faudra pas le rater.
Sorties du 22 juin 2020 (réouverture des cinémas suite à la crise du COVID-19)
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