Documentaire animé autant que film d’enquête, They Shot the Piano Player est une œuvre hybride qui revient avec force sur les terribles dictatures d’Amérique latine durant les années 70. Un grand film d’histoire doublé d’une aventure humaine poignante.
Synopsis : Un journaliste de musique new-yorkais mène l’enquête sur la disparition, à la veille du coup d’État en Argentine, de Francisco Tenório Jr, pianiste brésilien virtuose. Tout en célébrant le jazz et la Bossa Nova, le film capture une période éphémère de liberté créatrice, à un tournant de l’histoire de l’Amérique Latine dans les années 60 et 70, juste avant que le continent ne tombe sous le joug des régimes totalitaires.
Une conception étalée sur plus d’une décennie
Critique : Passionné de musique latino-américaine depuis sa prime jeunesse, le cinéaste espagnol Fernando Trueba a déjà consacré à cette passion plusieurs documentaires (dont Calle 54 et Le miracle de Candeal), ainsi qu’un long métrage d’animation qui a connu un certain succès : Chico & Rita (2011). Au milieu des années 2000, le réalisateur découvre au hasard d’une écoute un pianiste de jazz méconnu dont il trouve la touche inimitable. Renseignements pris, il découvre qu’il s’agit du pianiste brésilien Francisco Tenório Júnior dont on a perdu la trace en Argentine en 1976. Dès lors, Fernando Trueba commence à mener son enquête pour savoir ce qu’il est réellement advenu de cet artiste exceptionnel, mais totalement oublié.
Durant plusieurs années, le cinéaste recueille des témoignages des proches du pianiste, mais aussi d’autres musiciens brésiliens avec qui il a travaillé. Le tout est filmé et enregistré en vue d’un éventuel documentaire, même si Trueba cherchait surtout à étancher sa soif de connaissance. Au fur et à mesure, il découvre tel un journaliste ou un détective privé ce qui est réellement arrivé à cet artiste victime des dictatures qui ont ruiné l’Amérique latine durant les années 70. Sur le tard, le réalisateur fait le choix de ne pas avoir recours au documentaire, mais de passer par la case animation, retrouvant Javier Mariscal, son complice de Chico & Rita.
L’image est animée, mais le son demeure authentique
Le but était de redonner vie au pianiste dont il ne reste que quelques enregistrements et photographies, mais aussi de livrer les interviews menées des années auparavant, sous forme animée, mais avec la voix réelle des intervenants. Ainsi, dans They Shot the Piano Player (2023), la forme est bien celle du dessin animé, mais tout le matériel sonore est intégralement d’origine. Le but était donc de sublimer la forme du documentaire pour permettre d’immerger pleinement le spectateur dans cette terrible histoire. Pour cela, le cinéaste s’est autorisé un seul élément fictionnel puisque le journaliste interprété ici par Jeff Goldblum n’est qu’un alter égo du cinéaste.
Durant la première demi-heure de They Shot the Piano Player, le spectateur est d’abord plongé dans le contexte de l’essor de la musique brésilienne des années 60, à savoir la Bossa Nova. Le cinéaste explique à quel point cela a révolutionné la musique d’Amérique latine en mêlant à la fois culture populaire et musique savante (marquée par les influences d’un jazz complexe). Il cite les plus grands créateurs de l’époque et parvient même à inclure des témoignages de cette révolution sonore par leurs auteurs eux-mêmes. Cette partie plus virevoltante fera le bonheur des amateurs de cette musique, tandis que les autres pourront toujours étancher leur soif de connaissances musicales.
Une dénonciation salutaire de l’opération Condor
Au passage, le cinéaste n’oublie pas sa cinéphilie et rend hommage à la révolution que fut à la même époque celle de la nouvelle vague. Non seulement il reprend quelques scènes mythiques des 400 coups, de Jules et Jim (François Truffaut) et d’A bout de souffle (Jean-Luc Godard), mais le titre même du film est un hommage direct à Tirez sur le pianiste (François Truffaut, 1960).
Mais là où They Shot the Piano Player gagne des points, c’est lorsqu’il aborde sans détour la montée des dictatures d’extrême droite en Amérique latine, le tout soutenu par les Etats-Unis. Il évoque notamment la mise en place de l’opération Condor par la CIA et dénonce les horreurs qui se sont déroulées durant cette période sombre de l’histoire mondiale. Grâce à la puissance du dessin, il peut reconstituer les lieux de torture des opposants, comme l’École de mécanique de la Marine (ESMA) située à Buenos Aires qui fut un haut lieu de la torture durant la dictature argentine (1976-1983). Selon des témoignages, le fameux pianiste est passé par cette institution, avant de disparaître, tout comme 30 000 autres « desaparecidos » (ou disparus). A ce chiffre, il faut encore ajouter plus de 15 000 fusillés.
Au cœur de la tragédie des dictatures sud-américaines
Enfin, le réalisateur n’oublie pas d’évoquer le cas de ces 500 bébés qui furent enlevés aux disparus pour être élevés dans des familles de dignitaires du régime. Un bilan tout à fait incroyable, imputable à une politique d’extrême droite particulièrement violente, le tout avec la bénédiction de l’administration américaine, dans le cadre de la politique anticommuniste de la guerre froide.
Ce fond historique tragique donne donc toute sa profondeur à ce film d’animation richement documenté, mais qui n’est jamais plombant. Effectivement, le but du réalisateur est justement de redonner vie, plusieurs décennies après, à des personnes qu’un régime autoritaire a voulu faire disparaître. Cette résurrection constitue en quelque sorte un devoir de mémoire qu’il convient de saluer, d’autant plus que les pays d’Amérique latine semblent à nouveau tentés par ce côté obscur du spectre politique. Il est encore et toujours nécessaire de rappeler les horreurs issues des régimes extrémistes, car la bête immonde est tapie dans l’ombre.
They Shot the Piano Player a été soutenu par la presse et un bon bouche à oreille
Sorti le 31 janvier 2024 dans 80 salles sur toute la France, dont 14 à Paris-périphérie, They Shot the Piano Player n’a pas effectué un démarrage tonitruant avec 15 564 spectateurs français. Toutefois, le bouche à oreille a plutôt bien fonctionné puisqu’il chute raisonnablement lors de sa seconde septaine avec 10 582 retardataires. En semaine 3, ils sont encore 6 020 musicologues à faire le déplacement. Le long métrage se maintient pendant plusieurs semaines aux alentours de 1 000 spectateurs et il parvient à tripler ses entrées de départ au bout de 10 semaines d’exploitation. Certes, They Shot the Piano Player, avec ses 45 104 entrées, fait deux fois moins que Chico & Rita en 2011, mais le contexte est assurément différent et le comportement du film durant son exploitation prouve qu’il a plu au public.
Critique de Virgile Dumez
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Fernando Trueba, Javier Mariscal, Jeff Goldblum
Mots clés
Cinéma espagnol, Documentaire musical, L’Amérique du sud au cinéma, La dictature au cinéma, Le piano au cinéma