Film fantastique traditionnel issu du kabuki, L’étang du démon est une œuvre magnifiée par une esthétique splendide, une musique magnifique et des acteurs étonnants. A (re)découvrir grâce à une épatante restauration 4K.
Synopsis : Province d’Echizen, été 1913. En route vers Kyoto, le professeur Yamasawa traverse un village frappé par la sécheresse, perdu au milieu des montagnes. À proximité se trouve l’étang du Démon, objet de superstitions de la part des habitants. En effet, si la cloche du village ne sonne pas quotidiennement, le dragon retenu au fond de l’eau serait libéré et provoquerait un déluge mortel. L’arrivée de Yamasawa chez Akira et Yuri, le couple chargé de faire respecter cette tradition immuable, va bientôt mettre en péril cet équilibre…
Une adaptation d’une pièce issue du kabuki
Critique : Faisant partie de la nouvelle vague japonaise du début des années 60 qui a bouleversé les codes du cinéma local, Masahiro Shinoda s’est ensuite fondu dans le système plus traditionnel des grands studios nippons. Il a ainsi pu donner libre cours à son goût immodéré pour l’esthétisation de l’image. Cela ne l’a pas empêché de signer un certain nombre d’œuvres magnifiques et importantes comme Fleur pâle (1964), mais aussi Silence (1971) qui a inspiré le chef d’œuvre éponyme de Martin Scorsese en 2017.
© 1979 / 2021 Shochiku Co. Ltd. Tous droits réservés.
Alors qu’il a plutôt œuvré pour la firme Tôhô, Masahiro Shinoda accepte la proposition de la compagnie concurrente Shôchiku pour adapter une célèbre pièce de kabuki intitulée L’étang du démon du grand écrivain et poète Kyôka Izumi (1873-1939). Pour cela, le studio offre au réalisateur un budget que l’on imagine imposant au vu du nombre de décors et d’effets spéciaux convoqués pour l’occasion. Il s’agissait pour la firme de revenir à un style de film fantastique proche de celui du chef d’œuvre du genre, le splendide Kwaidan (Masaki Kobayashi, 1964).
Une œuvre entre intimisme et effets spectaculaires
Dès lors, le cinéaste Masahiro Shinoda ne va pas chercher ici à innover, mais bien plutôt à revisiter une œuvre importante du patrimoine littéraire et théâtral japonais, avec tous les moyens modernes dont il dispose en cette fin des années 70. L’étang du démon (1979) est donc une œuvre étrange, coincée entre deux aspirations différentes, mais qui finissent par se compléter. Tout d’abord, il faut respecter les règles strictes du kabuki et évoquer une histoire globalement intimiste qui se joue entre trois personnages. D’un autre côté, la dimension fantastique, puis le déluge final qui s’abat sur le village nécessitent un nombre conséquent d’effets spéciaux généralement réservés aux œuvres commerciales dans le style des Godzilla, avec notamment l’emploi de maquettes et d’effets de transparence.
Si le résultat est assurément hybride, cela fonctionne grâce à un élément fondamental : l’esthétisme constant d’une œuvre très travaillée sur le plan visuel et sonore. Tourné dans de magnifiques décors de studio sublimés par une somptueuse photographie en couleurs de Masao Kosugi et Noritaka Sakamoto, L’étang du démon est un plaisir des yeux de chaque instant. A cela, il convient d’ajouter la très belle partition musicale électronique de Isao Tomita qui ressemble à plusieurs reprises aux superbes mélopées composées par Popol Vuh pour les longs métrages de Werner Herzog.
Quelques dérapages bis compensés par une fin très impressionnante
En moins de deux minutes, le spectateur est donc plongé dans une ambiance fantastique particulièrement mystérieuse et terriblement séduisante pour qui aime le cinéma contemplatif. Toutefois, à mi-chemin, le réalisateur n’évite pas toujours les dérapages vers le cinéma bis, notamment lorsqu’il donne vie aux Yôkai, ces monstres mi-hommes, mi-animaux, dont certains revêtent des apparences très bis. Toutefois, les cinéphiles amoureux de culture japonaise seront aux anges de retrouver la matérialisation à l’écran de ces créatures étranges qui peuplent les films d’animation de Miyazaki depuis plusieurs décennies.
Ce passage, entre fantastique et comédie, met un léger frein à notre enthousiasme, avant que l’intrigue ne reprenne le dessus et que la dernière demi-heure propose les séquences les plus spectaculaires du film. Ainsi, nous assistons à la destruction complète d’un village et de ses environs par un déluge d’eau, d’où s’échappent en même temps les esprits. Bien que réalisés à partir de maquettes, les effets demeurent particulièrement efficaces encore de nos jours, tandis que la fin du film fait preuve d’une réelle poésie visuelle.
Tamasaburô Bandô, acteur impressionnant dans deux rôles féminins
Au niveau des comédiens, il est important de signaler l’incroyable performance de Tamasaburô Bandô, acteur de kabuki spécialisé dans les rôles féminins (ou onnagata). Il interprète ici deux rôles féminins différents et nous bluffe tant il est quasiment impossible de démasquer sa masculinité. La préciosité de ses gestes, le maquillage très étudié et les angles de caméra bien choisis font de sa composition une performance qui confirme son statut de légende vivante au Japon. Effectivement, Tamasaburô Bandô est tout bonnement considéré comme l’un des meilleurs acteurs de kabuki de l’histoire. Rien de moins.
© 1979 / 2021 Shochiku Co. Ltd. Tous droits réservés.
Face à lui, les deux amis incarnés par Gô Katô et Tsutomu Yamazaki ont une belle présence à l’écran, même si leur jeu se rapproche davantage de la norme locale, avec des intonations forcées et des mimiques expressives. En tout cas, L’étang du démon n’a aucunement à rougir de la concurrence et s’avère être l’un des derniers grands films du fantastique nippon classique, les années 80 abandonnant ce style pour des œuvres considérées comme plus modernes.
Un inédit exhumé en France par Carlotta
Après tout, L’étang du démon n’est-il pas justement une œuvre qui raconte le passage d’un Japon ancestral où les croyances déterminaient la vie quotidienne, tandis que l’ère Meiji a imposé une modernisation à marche forcée (représentée ici par le personnage du professeur très matérialiste). Ecrit au début du 20ème siècle, il paraît évident que son auteur Kyôka Izumi se situe plutôt du côté de la tradition et du respect des ancêtres. Cela donne en tout cas lieu à un film fantastique de toute beauté sur le plan esthétique, par-delà ses quelques sorties de route occasionnelles.
Bloquée pour d’obscures raisons de droits, la distribution française de L’étang du démon n’a jamais pu avoir lieu, ni en salles, ni en VHS et encore moins en DVD. Il a donc fallu attendre la restauration effectuée en 4K pour que la situation se débloque et que le métrage puisse être présenté dans la section Cannes Classics en 2021. Puis, Carlotta Films a sorti pour la première fois le long métrage dans quelques salles françaises à partir du 22 septembre 2021. Le film a attiré 1 508 curieux durant son unique mois d’exploitation. Cela a offert une vitrine pour la sortie DVD et blu-ray qui est intervenue en février 2022. L’occasion de découvrir ce petit classique dans une copie magnifique.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 22 septembre 2021
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Graphisme : Dark Star l’étoile graphique / Silence © 1979/2021 Shochiku, LTD. Tous droits réservés.
Biographies +
Masahiro Shinoda, Tsutomu Yamazaki, Hitoshi Ômae, Jūrō Kara, Tamasaburô Bandô, Gô Katô
Mots clés
Cinéma japonais, Fantastique, Restauration 4K, Cannes Classics 2021