A l’heure où la nostalgie idéalise les 30 glorieuses, L’Etabli nous donne l’occasion de constater que, malgré le plein emploi et la fraternité ouvrière, les conditions de travail de l’époque n’avaient rien d’exemplaire.
Synopsis : Quelques mois après mai 68, Robert, normalien et militant d’extrême-gauche, décide de se faire embaucher chez Citroën en tant que travailleur à la chaîne. Comme d’autres de ses camarades, il veut s’infiltrer en usine pour raviver le feu révolutionnaire, mais la majorité des ouvriers ne veut plus entendre parler de politique.
Quand Citroën décide de se rembourser des accords de Grenelle en exigeant des ouvriers qu’ils travaillent 3 heures supplémentaires par semaine à titre gracieux, Robert et quelques autres entrevoient alors la possibilité d’un mouvement social.
Le nouveau film de Mathias Gokalp 15 ans après Rien de personnel
Critique : Après le succès mitigé de Rien de personnel (2009), Mathias Gokalp revient en force pour explorer à nouveau le monde du travail et ses rouages impitoyables. Il s’inspire de L’Etabli, livre autobiographique de Robert Linhart, et nous immerge au cœur d’une chaîne de montage de voitures (ici Citroën) comme il en existait dans les années 60/70 pour démonter avec précision et lucidité les processus mentaux de l’aliénation au travail et l’impact politique dans un lieu de travail où s’exerce une hiérarchie implacable. Partant de ce témoignage édifiant, le réalisateur, pour mieux appréhender la réalité, choisit de consacrer son récit à la force de l’engagement, à travers le parcours de Robert Linhart, professeur d’université caché sous sa blouse d’ouvrier. Un statut particulier qui valut aux quelques centaines de militants intellectuels embauchés clandestinement dans les usines ou les docks, à partir de 1967, d’être affublés du titre d’établi. Robert est l’un d’eux. Il découvre les souffrances, les humiliations, les cadences, la surveillance et la répression mais aussi la résistance, la solidarité, l’espoir tout autant que la défiance de ceux pour qui sa qualité d’intellectuel équivaut à une trahison. Enfin, bien plus encore, il raconte les différents traitements réservés aux hommes, aux femmes et aux émigrés, là où le droit de cuissage et le racisme tournent à plein régime sans que personne ne s’en émeuve.
Plongée grisâtre dans les friches Michelin
Le décor s’installe dans les friches Michelin à Clermont-Ferrand pour reconstituer la production automobile autour de l’iconique 2cv, symbole de progrès et d’évasion des années 60. Un huis-clos jamais oppressant qui s’attache à saisir au plus près les gestes, les attitudes, les réactions des travailleurs pour mieux nous renseigner sur leurs pensées. Les images de l’ouvrière assemblant d’un geste mécanique les ressorts d’un siège de voiture sont éloquentes. Il n’est pourtant pas question de sombrer dans un excès de pessimisme. La lumière diffusée sur des scènes certes pleines de bruit et de fureur se fait douce et enveloppante pour laisser filtrer l’élan de vie qui, malgré tout, se dégage de cet univers heurté, où se côtoient ouvriers, contremaîtres, patrons, immigrés. Car finalement, c’est bien l’étude de cette humanité contrariée et bouillonnante, portée par un casting honorable qui fait tout l’intérêt de cette fresque laborieuse.
Après Petit paysan, nouveau drame social avec Swann Arlaud
Swann Arlaud endosse avec succès le costume de Robert Linhart. Trouvant le ton juste entre maladresse et détermination, il imprègne d’une touchante authenticité cet idéaliste convaincu et convaincant tandis que Mélanie Thierry, compagne aimante et complice, se fait la voix de la tempérance. Un autre couple, professionnel cette fois, participe largement à la vivacité de cette chronique politique et sociale quand la force tranquille du syndicaliste Olivier Gourmet s’oppose au cynisme d’un patron dont Denis Podalydès, par un tour de passe-passe dont lui seul est capable, gomme l’aspect monstrueux pour en faire un personnage lunaire et malin qui l’on finirait presque par trouver sympathique. Enfin et surtout, cette rétrospective de l’unité ouvrière n’aurait pas eu la même saveur sans la présence de cette troupe d’acteurs peu connus, dotés de personnalités marquantes et variées, à l’image de cette période post soixante-huitarde où le dialogue entre ouvriers, intellectuels et étudiants permet de réelles avancées sociales.
L’Etabli sort dans le tumulte de la réforme des retraites
Aujourd’hui les problèmes restent les mêmes (l’uberisation des plateformes comme Amazon a remplacé la cadence infernale des chaînes de montage Citroën), mais l’individualisme ayant pris le pas sur l’intérêt collectif, le peuple ne constitue plus une force politique suffisante pour lutter contre les injustices. Il ne tient qu’au peuple de reprendre son destin en main ! La sortie de L’Etabli en pleines manifestations contre la réforme des retraites est indéniablement une invitation au combat.
Critique de Claudine Levanneur
Les sorties de la semaine du 05 avril 2023
© Le Cercle Noir pour Fidelio
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Mathias Golkap, Denis Podalydès, Swann Arlaud, Olivier Gourmet, Mélanie Thierry, Marie Rivière, Lorenzo Lefèbvre