Le géant de la steppe bénéficie d’images superbes au sein d’un conte populaire qui sert malheureusement un discours propagandiste assené à coups de massue. Le film ne se remet pas de sa dimension nationaliste portée comme un étendard.
Synopsis : Ilya rejoint le prince de Kiev pour combattre à ses côtés le roi Karine et ses Tougars. Vassilissa, épouse d’Ilya est enlevée et conduite à la cour de Karine où elle accouche d’un fils “Fils de Faucon”. Karine fait enlever l’enfant et l’entoure de haine.
Ptouchko s’empare d’une figure majeure de la culture slave
Critique : Véritable héros national slave, Ilya Mouromets est issu de l’époque de la Rus’ kiévienne (880-vers 1240) et a fait l’objet de nombreux chants et poème épiques, les bylines. Vouloir chanter les louanges de ce héros n’est guère étonnant de la part du cinéaste Alexandre Ptouchko, ukrainien d’origine et donc baigné durant son enfance par les récits fantastiques entourant ce personnage historique, devenu mythique. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer encore aujourd’hui les places ukrainiennes ornées de statues représentant le héros médiéval.
Lorsque le cinéaste se penche sur cette figure majeure de la culture slave en lutte contre les invasions mongoles, il a déjà à son actif de nombreux films de marionnettes dont l’étonnant Le nouveau Gulliver (1935), mais aussi des films en prise de vues réelles comme La fleur de pierre (1946) et surtout Le tour du monde de Sadko (1953) qui a décroché la timbale en cumulant plus de 28 millions d’entrées en URSS en 1953. Un record à battre.
Une superproduction adoubée par le pouvoir communiste en place
Cinéaste favori de Staline, Ptouchko bénéficie donc d’un budget illimité pour réaliser ce qui deviendra Le géant de la steppe (1956). Le réalisateur s’y attèle dès 1954, alors que le dirigeant soviétique est déjà mort. Il obtient tout de même le soutien indéfectible de sa garde rapprochée et peut ainsi bénéficier de centaines de milliers de figurants issus des rangs de l’Armée rouge pour signifier les hordes barbares déferlant sur la Rus’ de Kiev. Il peut compter également sur ses équipes habituelles pour peindre des décors impressionnants et créer le dragon final aux trois têtes mécaniques.
Énorme blockbuster avant l’heure, Le géant de la steppe souhaite même concurrencer les Américains sur leur propre terrain en tournant le film en Sovscope (une copie conforme du Cinemascope, mais sans avoir à en payer les droits) et en développant un procédé stéréophonique novateur. Les couleurs, elles, sont effectuées par le procédé Sovcolor. Ces nouveautés permettent d’ancrer le long-métrage dans une certaine modernité technique, mais cela a eu également pour conséquence d’alourdir considérablement le tournage, étalé sur près de deux ans.
De superbes tableaux, mais un peu trop figés
Habitué aux beaux mouvements de caméra, Alexandre Ptouchko a ici été entravé par un appareillage bien trop lourd qui l’a contraint à créer des tableaux magnifiques, mais dangereusement statiques. Pour pallier l’absence de panoramiques et de travellings, le réalisateur a opté pour une certaine profondeur de champ, mais cela ne rend pas le résultat final suffisamment dynamique, d’autant que le jeu de la plupart des acteurs s’avère terriblement théâtral – la plupart sont d’ailleurs issus des planches.
Autre défaut majeur du Géant de la steppe, l’histoire parcellaire décrite dans les bylines est respecté à la lettre par le réalisateur. Ainsi, le film est découpé en plusieurs épisodes parfois espacés de plusieurs mois, voire décennies, ce qui n’en facilite pas la lecture pour le spectateur occidental, non affranchi de la geste médiévale d’Ilya Mouromets. De même, on peut regretter que l’ensemble manque finalement de fantaisie, puisque les éléments fantastiques du récit sont assez peu nombreux.
Quelques belles séquences fantastiques çà et là
Certes, on apprécie beaucoup l’affrontement entre Mouromets et le Rossignol qui donne lieu à de superbes tableaux que ne renierait pas un Tim Burton ou encore le duel final avec le dragon qui fait songer à celui de Siegfried dans Les Niebelungen (Lang, 1924). Mais entre les deux, peu de place est faite à la fantaisie si l’on excepte une scène en forme de clin d’œil à Walt Disney où l’héroïne interprétée par Natalia Medvedeva chante au milieu d’oiseaux mécaniques, réminiscence d’une célèbre séquence de Blanche Neige et les sept nains (1937).
Malheureusement, entre ces quelques moments vraiment intéressants, le spectateur devra subir un classique film de guerre où les slaves christianisés doivent faire face aux hordes barbares venues de Mongolie. C’est d’ailleurs là que le bât blesse et que s’infiltre l’aspect le moins sympathique de l’œuvre en question, à savoir sa dimension propagandiste.
Une vision binaire du monde
Historiquement, il est indéniable que la Rus’ de Kiev a été entièrement éradiquée par les invasions mongoles du 13ème siècle. Était-il pour autant nécessaire de grimer tous les Asiatiques du film de manière grossière pour renforcer encore leur image maléfique, au point de créer un véritable malaise ? Dans Le géant de la steppe, tous les Slaves sont des êtres droits, tandis que les Mongols sont décrits comme des barbares qui n’ont aucune parole. On notera d’ailleurs que le seul traitre au sein des boyards kiéviens est affublé d’un nez proéminent qui suggère sa judéité. Film soi-disant destiné aux enfants, Le géant de la steppe est surtout marqué par des relents xénophobes et même antisémites, autant d’éléments typiques au cœur des œuvres de propagande soviétiques.
Pire, avec Le géant de la steppe, le pouvoir communiste s’empare d’un personnage qui a existé au temps de la Rus’ de Kiev que les Russes ont rapidement choisi d’appeler la Russie de Kiev. Or, il s’agit d’un raccourci historique douteux que semble valider le métrage. Non, l’État présent à Kiev et nommé Rus’ ne peut être réductible aux nations d’aujourd’hui. Cet État médiéval n’appartient pas plus à la Russie qu’à l’Ukraine ou à la Biélorussie. Il s’étendait effectivement sur des terres qui sont aujourd’hui dominées par ces trois entités, mais il s’agit d’un non-sens historique que de les rattacher à l’une ou l’autre nation.
Comment récupérer l’héritage rus’ pour en faire un élément de propagande russe ?
Lorsque Le géant de la steppe sort donc en 1956, il s’agissait pour le pouvoir soviétique d’affirmer sa toute-puissance sur l’ancien empire russe et d’opérer un glissement sémantique qui est encore présent de nos jours en Russie : en gros la Rus’ de Kiev serait la Russie de Kiev. Et cela justifie notamment une certaine politique d’invasion vue depuis le mois de février 2022. Dès les années 50, le pouvoir moscovite tenait à fortifier un vaste empire à travers une culture soi-disant commune. Pour cela, rien de tel que de susciter le nationalisme à travers des œuvres à la gloire de la terre russe et de son peuple, comme Le géant de la steppe en est un brillant exemple.
D’ailleurs, le dirigeant Nikita Khrouchtchev ne s’y est pas trompé, lui qui cherchait en cette année 1956 à effacer les dérives du stalinisme. Il ne fut apparemment pas enchanté par le film car il craignait une hostilité de la part des nombreuses populations asiatiques sises en URSS. Ptouchko était suffisamment bien installé au cœur du pouvoir pour imposer sa vision et le métrage est bien sorti en salles en glanant plus de 20 millions d’entrées en URSS.
Un beau succès public pour une œuvre au discours pourtant peu louable
Sorti en France près de trois ans plus tard en 1959, Le géant de la steppe a fait le tour du pays et a cumulé 622 530 entrées, ce qui en fait une belle performance pour une œuvre soviétique. A l’époque de la VHS, l’éditeur Hollywood Vidéo a même publié le long-métrage avec une jaquette signée Laurent Melki. A la fin de la décennie 80, le film est repris par un petit éditeur avec cette fois une jaquette reprenant l’esthétique de Conan le barbare. Finalement, le film propagandiste est de retour en 2022 par les bons soins d’Artus Films dans un médiabook de toute beauté.
Pour notre part, on préfère largement lorsque le cinéaste se contente d’offrir un spectacle féérique comme Le conte du tsar Saltan (1967) que lorsqu’il se fait le chantre d’une politique nationaliste agressive.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 22 mai 1959
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Alexandre Ptouchko, Alexandre Chvorine, Boris Andreïev, Choukour Bourkhanov, Andreï Abrikossov, Natalia Medvedeva