L’âme sœur, acclamé à Cannes en 1986, est l’un des bijoux du cinéma suisse par l’un de ses auteurs les plus éminents.
Synopsis : À l’écart du reste du monde, dans une ferme suisse à flanc de montagne, une famille vit au rythme des saisons. Une tendre complicité lie les deux enfants, le garçon dit « le bouèbe », né sourd-muet, et Belli, qui réalise sa vocation contrariée d’institutrice en lui apprenant à lire et à écrire. Après une violente dispute avec le père, l’adolescent s’enfuit dans les alpages. Sa sœur part le retrouver…
Le dernier monde paysan
Critique : Dans cette chronique familiale perchée dans son cadre montagneux et son récit invraisemblable à haute teneur métaphorique, il est impossible de ne pas retrouver l’essence même de la vie et de l’œuvre de Fredi M. Murer. Le réalisateur suisse a grandi au sein des reliefs bucoliques du Lac des Quatre-Cantons, ressentant un besoin irrépressible de s’échapper de cette campagne rocheuse pour Zurich et ses promesses universitaires et professionnelles. Son but? Retranscrire la beauté de ce monde par la photographie. Il deviendra réalisateur et se spécialisera dans le documentaire sociologique, happé par les voyages et les promesses d’ailleurs. Dans les années 70, il consacrera quatre ans à un documentaire sur la paysannerie des montagnes, se confrontant à ses racines, et notamment aux autochtones taiseux qu’il trouvait dans sa propre famille, et notamment en son père. A la mort de ce dernier, il découvre tout l’attachement des hommes de son patelin pour son paternel, homme qui n’avait jamais brisé la carapace et laisser transparaître des sentiments. Dans un processus de deuil pour un père qu’il connaissait finalement mal, il décide d’écrire une histoire de famille mutique, loin de la ville étouffante de sa première fiction, le très controversé Zone Grise (1979) qui avait mis mal à l’aise les Suisses en les plaçant face à une dystopie paranoïaque.
Naissance de la sensualité et l’interdit de l’inceste
Dans L’Âme sœur, le patriarche vit retranché avec sa famille loin de la civilisation et de toute forme de modernité ; il se pose en dernier représentant d’un monde paysan à l’agonie. Sa femme l’accompagne à une tâche forcément double car elle doit aussi s’occuper des enfants. Un adolescent handicapé qui ne peut s’exprimer par les mots et qui n’a jamais connu autre chose que ces reliefs poétiques de conte helvétique. Il ne connaît aucune socialisation en dehors de sa relation à sa grande sœur qui se rêve institutrice, mais dont on sent le poids du déterminisme dans son élan compliqué à quitter le nid. Dans cette relation de l’intime entre le candide qui ne connaît pas les codes et la jeune femme qui a du mal à intellectualiser ses désirs, naît une découverte de la sensualité par l’inceste.
La perversion, le tabou et l’interdit sont ici banalisés par la logique de l’attirance inéluctable de l’autre dans l’oppression d’un cadre où la société extérieure ne s’invite jamais. Fredi M. Murer aime confier une anecdote qui lui a valu une sacrée rouste lorsqu’il a suggéré à un professeur, de façon provocante et iconoclaste, l’inceste et la consanguinité des progénitures d’Adam et Eve. Cette même consanguinité revêt un caractère sociologique en établissant le retranchement d’une population de montagnards dans un cadre fermé où le Divin a bien des raisons de gronder même si on le devine plus païen que biblique.
Loin d’être choquant et provocateur, l’inceste de L’Âme soeur est surtout étrange, comme un conte de Bunuel ; il est forcément tragique dans sa logique narrative fort audacieuse qui ne peut, in fine, que condamner cette aberration sentimentale. Evidemment, il est aussi parabolique dans les intentions d’un cinéaste qui signifie l’avenir sombre de ce monde paysan à travers cette filiation pervertie.
Une œuvre contemplative aux allures de conte fantaisiste et de tragédie grecque
Dans cette espace de liberté cinématographique, Fredi M. Murer a pu compter sur sa collaboration avec son chef op attitré, Pio Corradi, qui brosse des images de maître. Leur travail commun convoque la contemplation par la force de la photographie, ce qui est d’autant plus évident lors du visionnage de cette splendeur à la sueur de sa restauration. L’espace temps s’arrête sur ces hauts pâturages où le monde moderne ne parvient pas à imposer son iconographie. L’économie de dialogues et le caractère contemplatif des images donnent autant de sens à cette éducation sentimentale : à force de s’autocontempler dans le mutisme, d’être au-dessus de la mêlée du monde qui leur échappe, les deux adolescents s’assurent une éducation par un empirisme tronqué où ils vont reproduire les rites familiaux (ancestraux ?).
Indomptable, sauvage, jamais très loin de la fantaisie, voire même du fantastique qui guette pour répondre à la culpabilité des esprits déchaînés, L’Âme sœur est un grand film qui a le mérite d’envoûter et de porter ses espaces de cinéma à des lieues des conventions du cinéma art et essai. Une petite pépite au succès indéniable dans nos salles en 1986 qu’il ne faut absolument pas rechigner à découvrir en haute définition. Elle s’y exprime sous son meilleur jour.
Box-office de L’Âme sœur
Sorti en France en 1986, 11 mois après sa programmation à Cannes qu’il lui avait valu une Mention Spéciale associée à la Caméra d’Or, le film de Fredi M. Murer est un vrai beau succès pour le distributeur AAA Classic qui est conscient d’avoir un diamant brut entre ces mains. Après Cannes, le film a fait la tournée des festivals et s’est vu récompenser d’un Leopard d’Or à Locarno. Cela ne ment pas.
Aussi, les 43 000 entrées que l’œuvre glane dans toute la France est une évidence, mais néanmoins le succès est épatant pour ce petit budget d’un auteur méconnu en provenance de Suisse. Le distributeur le programme à Paris dans seulement trois cinémas et va le faire tenir pendant trois mois complet sur la capitale où il finit aux portes des 20 000 entrées.
Premier jour parisien
Le premier jour de L’Âme sœur est convenable sans plus, avec 295 entrées. On est loin des 33 336 entrées du Diamant du Nil, suite d’A la poursuite du diamant vert, qui débarque dans 60 cinémas. Le Grand Prix d’Avoriaz, Dream Lover, fait à peine illusion (4 155 entrées dans 26 cinémas). Franck Dubosc n’en impose pas dans Justice de flic de Michel Gérard (1 067 entrées dans 12 salles).
On se rend compte du potentiel de L’Âme soeur quand on compare ses 295 entrées aux 72 spectateurs de Exit exil avec Philippe Léotard (72 entrées, dans 2 salles).
Résultats hebdomadaires sur Paris/Périphérie
Au Reflet Balzac, au 14 Juillet Parnasse et au 3 Luxembourg, la production suisse savoure son triomphe, 4 567 spectateurs en première semaine, soit le 2e meilleur score de la semaine pour une œuvre affublée du seau de l’art et essai. Le polar nanardesque de Michel Gérard ne fait même pas le double malgré ses 12 cinémas ! Dans un box-office national porté par les succès du Diamant du Nil, Out of Africa et Highlander, ce challenger permet au cinéma d’auteur exigeant de se démarquer.
Le bouche-à-oreille s’installe : 3 743 spectateurs en semaine 2, 3 380 entrées en semaine 3… Le conte incestueux franchit fièrement les 15 000 entrées lors de sa 5e semaine où il ne figure plus que dans deux salles. Face à Maine Océan de Jacques Rozier, ZOO de Peter Greenaway ou encore Bianca de Nanni Moretti, il n’est plus la priorité des Parisiens, mais il saura encore, en 6e semaine, abriter 1 499 spectateurs au seul 3 Luxembourg où il siègera jusqu’à l’issue de sa 12e semaine.
En 2000, Les Films du Paradoxe ressusciteront L’Âme sœur auprès de 1 700 spectateurs. Carlotta en tirera 1 276 en 2022.
Les classiques sont éternels.