La lettre inachevée est un pur chef d’œuvre quelque peu oublié de nos jours malgré son brio formel et la puissance de ses images. Du très grand cinéma, assurément.
Synopsis : Quatre géologues partent en expédition au cœur des forêts de Sibérie, à la recherche d’un gisement de diamants. Le petit groupe explore sans relâche terres et rivières. L’automne arrive et les vivres commencent à manquer, il leur faut rentrer. Mais au moment du retour, les éléments de déchaînent et ils doivent affronter les pires difficultés.
Le projet fou d’un cinéaste palmé d’or
Critique : En 1957, la carrière du réalisateur Mikhaïl Kalatozov prend une tournure inattendue grâce au triomphe rencontré par son film Quand passent les cigognes qui obtient non seulement la Palme d’or au Festival de Cannes en 1958, mais cartonne également dans le monde entier, cumulant notamment plus de 5 millions d’entrées rien qu’en France. Devenu désormais un cinéaste adulé, Kalatozov a donc les coudées franches pour réaliser le film de son choix. Il choisit de se pencher sur une nouvelle de l’écrivain Valeri Ossipov (1930-1987) qui raconte l’odyssée de quatre géologues en plein cœur de la Sibérie.
© 1959 Mosfilm Cinéma Concern / © 2022 Potemkine Films. Tous droits réservés.
Il s’agit donc d’un récit bien plus simple et épuré que celui du film précédent, mais Kalatozov et son célèbre chef opérateur Sergueï Ouroussevski y voient l’occasion de se surpasser sur le plan stylistique. Effectivement, ils envisagent de tourner une œuvre qui immergerait le spectateur au cœur d’une nature particulièrement hostile. Pour cela, ils conçoivent d’abord sur le papier des scènes apparemment irréalisables, comme l’attestent les épreuves du script qui sont aujourd’hui conservées dans les archives du film en Russie. A eux ensuite de parvenir à retranscrire à l’écran ces moments démentiels.
50 ans avant The Revenant, et sans l’apport d’effets numériques
Pour cela, les auteurs ont disposé d’un budget conséquent et surtout d’une durée de tournage exceptionnelle de plus d’un an. Préfigurant de plusieurs décennies l’expérience extrême menée par Alejandro G. Iñárritu et son acteur Leonardo Di Caprio pour The Revenant (2015), La lettre inachevée précipite donc quatre acteurs dans une nature terriblement hostile marquée par un froid polaire (parfois descendant jusqu’à – 50 degrés). Tourné avec des caméras imposantes qui ne cessaient de tomber en panne, le survival soviétique suit donc les aventures de quatre géologues qui découvrent un gisement de diamants pour le compte de l’Etat. Malheureusement, un incendie imprévu au cœur de la taïga les oblige à fuir et à se perdre dans cette forêt primaire qui est la plus vaste du monde.
© 1959 Mosfilm Cinéma Concern / © 2022 Potemkine Films. Tous droits réservés.
Dès lors, le spectateur est invité à suivre pas à pas le calvaire de ces héros qui tentent de survivre par tous les moyens afin d’offrir à leur pays une nouvelle opportunité économique. Certes, le sujet pouvait faire craindre un excès de patriotisme et de pathos, mais c’était compter sans l’intelligence des artisans à l’œuvre. Tout d’abord, Kalatozov et son opérateur Ouroussevski se font plaisir en expérimentant quasiment à chaque plan. On doit notamment souligner l’impressionnante fluidité d’une caméra sans cesse en mouvement grâce à l’habileté et à l’immense talent d’Ouroussevski. Celle-ci se faufile entre les arbres, au cœur de marécages ou même d’un incendie, virevolte entre les personnages, tout en offrant des angles tarabiscotés, mais toujours d’une précision millimétrée.
La lettre inachevée est une suite ininterrompue de plans virtuoses
Avec La lettre inachevée, le cinéphile est convié à visionner des plans incroyables durant la totalité de la projection. A chaque moment, on se demande comment les artistes et techniciens ont pu faire pour livrer de telles images. Il faut bien entendu saluer l’implication des quatre acteurs qui ont certainement souffert mille morts pour donner naissance à ce bijou du cinéma mondial. Soumis à des conditions climatiques atroces, à une humidité permanente, à des conditions sanitaires précaires, ils ont dû lutter durant une année entière sans se plaindre, au risque parfois de perdre la vie. On songe notamment à la séquence finale hallucinante où Innokenti Smoktounovski dérive sur une plaque de glace le long d’un fleuve.
© 1959 Mosfilm Cinéma Concern / © 2022 Potemkine Films. Tous droits réservés.
Signalons bien entendu les belles prestations de Tatiana Samoïlova dans un emploi totalement différent de celui de Quand passent les cigognes, mais aussi de Vassili Livanov et d’Evgueni Ourbanski en guide rongé peu à peu par un désir sexuel obsédant.
Un chef d’œuvre qui n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait
Si le film met bien en avant l’héroïsme des pionniers, il n’en décrit pas moins des êtres humains rongés par leurs doutes, leurs obsessions et leurs désirs enfouis. Alors que La lettre inachevée tente de montrer la volonté humaine de domination de la nature, Kalatozov a l’extrême intelligence de faire de ce combat un objectif quasiment inatteignable. Tout en magnifiant la beauté de la nature grâce à des images en noir et blanc très contrastées, Kalatozov n’en livre pas moins une vision très sombre d’un espace indomptable où l’être humain n’est plus rien. Cela donne lieu à des plans bouleversants où l’homme n’est plus qu’une ombre perdue au milieu de l’immensité. De quoi donner le vertige et nous remettre à notre juste place face à l’environnement.
Film de tous les excès formels, La lettre inachevée s’impose comme un bloc de cinéma pur comme on n’en fait plus. Malheureusement, lors de sa présentation au Festival de Cannes en 1960, le film n’a pas convaincu les critiques de l’époque qui attendaient autre chose de la part du réalisateur. D’ailleurs, l’Union Soviétique ne fut pas en reste avec une réception timide de la part des pontes de Mosfilm. Diffusé dans quelques cinémas français au mois de mai 1961 sous plusieurs titres dont La lettre qui n’a jamais été envoyée, parfois simplifié en La lettre non envoyée, ce chef d’œuvre étonnant n’a quasiment pas été vu à sa sortie.
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La lettre inachevée resplendit de sa restauration 4K
Il a donc fallu attendre ces dernières années et la volonté du distributeur et éditeur Potemkine Films pour faire redécouvrir l’œuvre passablement méconnue de Kalatozov. A partir du 2 mars 2022, le Reflet Médicis le programme pour 5 semaines et un total d’un peu plus 1 600 spectateurs, dont 559 en première semaine. La copie restaurée en 4K est superbe et une édition vidéo, blu-ray ou DVD est éditée dans la foulée, pour une parution 15 jours plus tard.
On peut aisément dire que le long-métrage n’a aucunement à rougir avec les deux films qui l’encadrent dans la filmographie du cinéaste, à savoir Quand passent les cigognes (1957) et Soy Cuba (1964).
La lettre inachevée fait clairement partie de ces grands moments dans la vie d’un cinéphile. Toute l’équipe de CinéDweller vous le recommande chaudement.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 17 mai 1961
Les sorties de la semaine du 2 mars 2022
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Mikhail Kalatozov, Tatiana Samoïlova, Innokenti Smoktounovski, Vassili Livanov, Evgueni Ourbanski