Souffle épique et maestria technique sont au programme de Quand passent les cigognes, vertigineux chef-d’œuvre toujours bouleversant aujourd’hui.
Synopsis : Deux jeunes Moscovites, Veronika et Boris, se destinent l’un à l’autre. La guerre déclarée, Boris, engagé volontaire, part pour le front russe. La jeune fille n’ayant aucune nouvelle de son fiancé épouse Mark, le cousin de Boris.
Kalatozov rompt avec le réalisme socialiste
Critique : Le réalisme socialiste est imposé par les têtes pensantes du Parti communiste depuis de nombreuses années lorsque Kalatozov décide de mettre en chantier ce film qui va rompre avec cet art de propagande. Effectivement, les artistes doivent alors respecter les codes imposés par Jdanov qui veut donner une représentation réaliste de la réalité soviétique.
Mais bien sûr, le point de vue officiel est loin de coller au vécu des Russes : les films insistent sur le rôle positif de la révolution d’Octobre, de la collectivisation des terres et de la planification économique. Les histoires contées sont donc d’une exemplarité écœurante, montrant des personnages qui se sacrifient pour la communauté afin de parvenir à terminer le plan quinquennal voulu par le camarade Staline. Ce mouvement esthétique explique la décadence du cinéma soviétique durant les années 40 et 50.
Les destins individuels à nouveau prioritaires sur le collectif
Si quelques éléments douteux subsistent dans Quand passent les cigognes (1957), notamment lors d’un final mélodramatique qui réaffirme la prééminence de la collectivité sur l’individu, Kalatozov réussit le tour de force de ne pas tomber dans les travers du film de propagande. Tout d’abord, son histoire montre l’horreur de toutes les guerres et s’attache à décrire le destin tragique d’une femme plus complexe qu’il n’y paraît.
Mais surtout, le réalisateur retrouve la flamboyance formelle du cinéma soviétique muet : l’utilisation habile du montage se réfère aux travaux d’Eisenstein (notamment dans les scènes inoubliables de l’escalier ou encore lors de la mort d’un des personnages à la guerre), tandis que la photographie très contrastée de Sergueï Ouroussevski nous évoque celle du Citizen Kane (1940) d’Orson Welles. On peut d’ailleurs en dire autant des cadrages qui réaffirment la prééminence de la profondeur de champ. Ce souffle épique et cette maestria technique sont pour beaucoup dans le plaisir intense que procure ce chef-d’œuvre qui sait se faire grandiose à plusieurs reprises.
Le cinéma du dégel s’impose dans le monde entier
Cette renaissance du cinéma russe correspond à la période du « dégel » entre l’Ouest et l’Est, ce qui a permis au film de connaître une brillante carrière internationale, marquée par sa Palme d’Or au festival de Cannes 1958. En France, le long-métrage a même connu un véritable triomphe, avec plus de 5 millions d’entrées, lui permettant d’intégrer la quatrième marche du podium annuel juste derrière Les Dix commandements, Les Misérables et Sissi face à son destin, trois films très populaires.
Il faudra pourtant attendre quelques années encore pour qu’un autre cinéaste russe fasse parler de lui : Andrei Tarkovski (avec L’enfance d’Ivan en 1962), tout comme Kalatozov, renouvelle l’art cinématographique. Pourtant, les deux hommes ont connu aussi des problèmes pour monter leurs projets, trop atypiques pour les cadres du Parti. Quand passent les cigognes reste donc une œuvre magistrale, malheureusement exceptionnelle durant cette période troublée de l’histoire russe.
Le test du blu-ray :
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Compléments : 4/5
Quatre compléments analytiques particulièrement intéressants nous sont proposés par l’éditeur Potemkine. On commence par une introduction générale de 13min de Françoise Navailh, historienne du cinéma russe qui replace de manière synthétique le long-métrage dans son époque, tout en démontrant son audace formelle et thématique sous un régime soviétique encore très autoritaire, malgré le dégel et la déstalinisation.
On retrouve la même intervenante pour une biographie très complète de Kalatozov (12min). Elle n’évite pas les sujets qui fâchent et notamment les quelques films de propagande tournés par le réalisateur durant la période stalinienne.
Ensuite, l’excellente Eugénie Zvonkine nous livre une analyse de séquence passionnante durant 22min. Elle s’attarde sur le départ de Boris à la guerre et démontre comment la forme très travaillée vient sublimer le discours, largement pacifiste. Elle en profite aussi pour mettre en avant la maestria du chef opérateur Sergueï Ouroussevski dont la collaboration avec Kalatozov fut décisive pour l’un comme pour l’autre.
Enfin, Françoise Zamour revient sur l’histoire et la signification du mélodrame (20min) dans un module intéressant sur le plan historique, mais où l’intervenante tourne un peu en rond. Peu importe ce léger défaut de construction puisque les informations distillées au cours de l’entretien sont fondamentales.
L’image du blu-ray : 5/5
Restauration optimale de l’image réalisée par Mosfilm pour une copie HD en 4K absolument magnifique. Les prouesses photographiques du long-métrage sont sublimées ici par des contrastes vifs, une définition au rasoir, une profondeur de champ dantesque. La fluidité est également parfaite et l’on ne trouve donc rien à redire. Bien entendu, le format 1.37 d’origine a été respecté.
Le son du blu-ray : 3/5
Certes, le son a été restauré, mais l’unique piste sonore en russe sous-titré français (sous-titres optionnels) n’est qu’en Dolby Digital 2.0. Ce format sonore, fidèle à l’expérience vécue à l’époque de la sortie, paraît aujourd’hui un peu étriqué, notamment lors des envolées musicales qui ont tendance à saturer un peu le spectre sonore. Quelques grésillements sont perceptibles et la pureté cristalline n’est donc pas encore à l’ordre du jour. Est-ce possible d’ailleurs ?
Critique du film et test blu-ray : Virgile Dumez