Puissante métaphore sociale et politique, Je suis vivant ! est un faux giallo mais une véritable œuvre paranoïaque qui glace les sangs. Un film aussi étrange que dérangeant.
Synopsis : Le corps apparemment sans vie d’un homme est découvert dans un jardin public de Prague. Transporté à l’hôpital, où il est identifié, il entend son décès confirmé par un médecin. Le corps est celui de Gregory Moore, un journaliste américain qui enquêtait sur des jeunes femmes disparues dans de mystérieuses circonstances. Incapable de parler ni de bouger, Moore est conduit dans une chambre froide. Laissé seul dans l’obscurité, le journaliste essaie alors de se remémorer les événements s’étant déroulés durant les jours précédents, afin de comprendre comment il a pu en arriver à cette situation inextricable.
Un projet cher au cœur d’Aldo Lado
Critique : Au début des années 70, Aldo Lado est déjà un technicien connu au cœur du système de production italien. Il a déjà été assistant de cinéastes comme Bernardo Bertolucci, et il a signé plusieurs scripts qui ont retenu l’attention. Il écrit notamment le scénario ambitieux de Je suis vivant ! qu’il compte bien conserver pour en faire son premier long-métrage en tant que réalisateur. Il reçoit plusieurs propositions de la part de producteurs et de cinéastes intéressés par le sujet, mais refuse tout en bloc en insistant pour réaliser lui-même le long-métrage.
Il finit par obtenir des garanties de la part du producteur Enzo Doria qui a déjà à son actif le financement des Poings dans les poches (Bellocchio, 1965) et de plusieurs films d’auteur ambitieux. Ce dernier parvient à monter une coproduction avec l’Allemand Dieter Geissler et avec la Yougloslavie. Pourtant, Aldo Lado insiste pour localiser l’action à Prague. Il part donc avec ses acteurs et une équipe réduite au minimum pour voler des plans de la ville tchécoslovaque sous prétexte d’y tourner un documentaire. Les autres plans sont tournés dans la ville de Zagreb (en ex-Yougoslavie) dont l’architecture ressemble fortement à celle de Prague.
Critique évidente d’une société figée dans ses structures
Aldo Lado a d’ailleurs eu raison d’insister puisque la ville d’Europe centrale devient un personnage à part entière du film. Au-delà de l’aspect carte postale, les plans volés de Prague montrent une capitale comme figée dans le passé. On a souvent reproché à la capitale tchèque de n’être qu’une ville-musée, mais loin de ne fournir qu’un cadre exotique au film, cela participe pleinement au sujet de Je suis vivant ! (1971). Effectivement, le premier essai d’Aldo Lado développe déjà des thématiques sociales qui lui sont chères. Il s’agit ici de dénoncer l’emprise des classes sociales dirigeantes sur un peuple atteint de cécité (d’où l’insistance sur des personnages aveugles).
L’enquête menée par le journaliste dans les flashback n’a d’autre but que mettre à jour des mécanismes d’oppression de la grande bourgeoisie sur le reste de la société. Ainsi, la disparition de jeunes femmes retrouvées assassinées n’a pas tant un intérêt narratif que métaphorique. Il s’agit ici de dénoncer le vampirisme d’une classe sur une autre. Ceux qui possèdent le pouvoir sont ainsi prêts à tout pour le conserver. Ils sont secondés dans leur entreprise de domination par les forces de l’ordre et, indirectement, par les médias.
Ambiance pesante pour grand film paranoïaque
Souvent présenté comme un giallo aux développements narratifs étranges, Je suis vivant ! est avant tout un véritable film d’auteur ambitieux qui dénonce par la métaphore les mécanismes d’asservissement de la population par une élite consciente d’elle-même et soucieuse de ses prérogatives.
Pour parvenir à ce constat glaçant, Aldo Lado soigne sa réalisation – décidément très racée – et impose tout au long de son film une ambiance pesante où la paranoïa finit par gagner le personnage principal, ainsi que le spectateur. Si l’on est d’abord mis sur la piste d’une critique envers un régime communiste dictatorial, le propos du réalisateur s’avère bien plus large et concerne en réalité tout type de pouvoir. Ce constat global permet au long-métrage d’être toujours d’actualité de nos jours, alors même qu’il est vieux d’une cinquantaine d’années.
Un film rare à redécouvrir d’urgence
Bénéficiant de jolis éclairages de Giuseppe Ruzzolini, d’une formidable musique d’Ennio Morricone et d’un montage brillant de Mario Morra, Je suis vivant ! est une curiosité à redécouvrir d’urgence. Le résultat va bien au-delà du simple giallo de série et s’impose comme un vrai film d’auteur jusqu’à son final glacial qui laisse une trace indélébile dans la mémoire du cinéphile.
Aidé par une interprétation de qualité de la part de Jean Sorel, mais aussi de la grande Ingrid Thulin dans l’unique rôle vraiment positif et humain de bout en bout, Je suis vivant ! est devenu depuis quelques années un vrai film culte, alors qu’il n’a connu qu’une carrière très limitée lors de sa sortie initiale au début des années 70. Il a fallu le courage de l’éditeur Neo Publishing pour nous offrir une édition DVD perfectible, mais pertinente. Désormais, le film est visible dans une version restaurée magnifique éditée par Le Chat qui fume. L’occasion de réévaluer ce premier film d’un cinéaste intéressant qui a confirmé ses obsessions dans l’excellent La bête tue de sang-froid (1974).
Tous les films de l’éditeur culte Le Chat qui Fume
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Le blu-ray :
Actuellement disponible dans une édition limitée à 1000 exemplaires, Je suis vivant ! bénéficie d’un master restauré et de suppléments passionnants. Test effectué à partir de l’édition finalisée.
Compléments & packaging : 5 / 5
Le Chat qui fume a fait le choix de se concentrer sur le blu-ray et cette édition présente donc toujours un joli fourreau et un volet central, mais il ne dévoile qu’un seul disque en son centre. Si l’esthétique de la collection est respectée, on peut regretter l’aspect un peu frustre de cette nouvelle présentation intérieure.
Au niveau des suppléments par contre, il n’y a rien à redire puisque cette édition regorge de bonus savoureux. Cela commence par un commentaire audio du réalisateur toujours prompt à décrypter les métaphores politiques qu’il glisse dans ses films. Très bavard, le cinéaste est également mis à contribution pour un long entretien (1h37min tout de même) où il revient en détail sur l’ensemble de l’écriture, les problèmes de production et le tournage compliqué par le refus des autorités tchécoslovaques. Les vingt dernières minutes permettent à Aldo Lado d’expliquer le sens profond de son film et même d’exprimer son énervement envers la situation politique actuelle qui n’a, selon lui, pas évolué. Il peste notamment contre les puissants et cette élite qui gouverne nos vies. Cet entretien est parfois entrecoupé de quelques interventions de Jean Sorel, afin d’offrir des confirmations aux dires du réalisateur.
De nombreux entretiens précieux
L’éditeur propose également un entretien passionnant avec le monteur Mario Morra (23min) qui revient en détail sur l’ensemble de sa carrière et indique aussi sa méthode pour pouvoir travailler en même temps sur trois films différents. On adore également l’entretien avec le producteur Enzo Doria (19min) qui semble mal à l’aise pour évoquer ces années où il a officié dans le bis rital. L’homme contourne notamment certaines responsabilités en rejetant la faute sur d’autres, tandis que des bouts d’entretiens avec Jean Sorel et Aldo Lado rappellent que les acteurs n’ont pas été payés sur ce long-métrage.
L’éditeur nous propose encore un entretien de 29min avec l’acteur-producteur allemand Dieter Geissler qui revient en détail sur sa carrière, ses débuts en tant qu’acteur, puis sa passion pour la production. Il évoque également son rôle au sein de la coproduction du premier film d’Aldo Lado. Enfin, un dernier entretien permet de retrouver durant 21min la chanteuse Edda Dell’Orso dont les vocalises sont restées célèbres par sa contribution aux bandes originales d’Ennio Morricone. L’artiste n’a pas grand-chose à dire sur sa participation car elle insiste sur le fait qu’elle venait simplement aux enregistrements sans contribuer outre mesure à la conception des morceaux. Par contre, elle indique qu’elle y mettait tout son cœur.
L’image : 4,5 / 5
Un peu moins parfaite que la copie proposée pour La bête tue de sang-froid, celle de Je suis vivant ! propose quelques plans flous et un léger manque de piqué, y compris sur les plans larges. Toutefois, ceci est compensé par un joli grain cinéma et surtout une belle colorimétrie. Bien entendu, nous pinaillons ici puisqu’il s’agit assurément des meilleures conditions pour découvrir une œuvre aussi ancienne et rare. Un grand bravo donc pour cette fort belle restauration.
Le son : 4 / 5
L’éditeur propose les pistes française et italienne en DTS HD Master-Audio. On notera la très bonne tenue de la piste originale italienne qui est vraiment à privilégier. Les voix sont claires, bien équilibrées et parfaitement mixées dans un ensemble harmonieux, porté par la musique d’Ennio Morricone. La piste française est plus abîmée avec notamment un bruit de fond légèrement métallique. Si les voix sont bien mises en avant, les bruits d’ambiance semblent étouffés et la musique est moins avantagée.
Critique de Virgile Dumez