Accusé de n’être qu’un long clip désincarné, Giorgino est surtout l’œuvre d’un esthète au sommet de son art. Malgré une durée excessive, son long-métrage touche souvent au sublime.
Synopsis : 1918. Blessé, le jeune docteur Giorgio Volli est rendu à la vie civile et part aussitôt retrouver le groupe d’enfants dont il s’occupait avant la guerre. Il arrive dans une région perdue aux habitants hostiles et ne trouve qu’un vieil orphelinat vide : les enfants ont disparu dans des conditions mystérieuses. Terrifié et anéanti par ce qu’il apprend, Giorgio fait alors la rencontre de Catherine, une étrange jeune fille dont il s’éprend…
Un projet lancé au sommet du succès de Mylène Farmer
Critique : Lorsque Laurent Boutonnat et Mylène Farmer se lancent à corps perdu dans la réalisation de Giorgino, leur premier long-métrage en commun après une série de clips appelés à devenir des classiques indémodables, ils sont tous les deux au sommet de leur popularité. Mylène Farmer vient de connaître une série de triomphes discographiques qui en font l’une des stars de la chanson française, tandis que Laurent Boutonnat a contribué à façonner l’image de la belle rousse à travers une série de vidéos musicales esthétiquement magnifiques.
Confiants dans leur association, ils décident d’investir 80 millions de francs (soit environ 12 millions d’euros) dans la réalisation d’une œuvre austère prenant pour cadre la Première Guerre mondiale. Pour plus d’économie, le tournage a lieu en République Tchèque, ce qui accentue encore davantage le caractère mystérieux des paysages d’un film appelé à ne pas être comme les autres. Hormis Mylène Farmer, aucune tête d’affiche connue ne vient soutenir une telle entreprise puisque le rôle principal est attribué à un jeune musicien nommé Jeff Dahlgren (qui deviendra par la suite le guitariste attitré de Farmer), tandis que les seconds rôles sont tenus par d’illustres inconnus pour le grand public (à part Jean-Pierre Aumont).
Un accident industriel inédit
Autant de facteurs qui peuvent sans doute expliquer le désintérêt manifeste des spectateurs pour le film, d’ailleurs très mal sorti par son distributeur AMLF. Bide cinglant dès le premier jour de sa sortie, Giorgino n’a tenu que quatre semaines à l’affiche pour un total insignifiant de 69 000 entrées sur tout le territoire français. Véritable catastrophe financière, cette douloureuse expérience a eu des répercussions durables sur Mylène Farmer et surtout Laurent Boutonnat. Celui-ci a longtemps abandonné la réalisation et s’est débrouillé pour que son œuvre maudite soit invisible pendant plus d’une décennie.
Pourtant, la plupart des chanceux qui ont pu découvrir Giorgino au cinéma en ont gardé un ardent souvenir au point de faire du long-métrage un film culte vénéré par toute une génération de cinéphiles et de fans de Mylène Farmer. Presque vingt ans après, que reste-t-il de ce Giorgino descendu en son temps par les critiques qui y virent un long et prétentieux vidéo-clip ?
Une œuvre à réévaluer pour sa splendeur contemplative
Ce qui frappe en premier lieu, c’est la maestria de la réalisation de Boutonnat. Poème visuel sublimé par une photographie très travaillée, Giorgino est avant tout une affaire d’ambiance. Quelque part entre les délires gothiques de la firme Hammer et l’univers inquiétant des clips précédemment cités, le long-métrage décrit un monde en pleine déliquescence. Coincés entre la modernité qui s’impose peu à peu à cette France en guerre (on y voit l’essor de l’urbanisation et des méthodes dites scientifiques) et un monde rural encore dominé par la superstition et la religion, les personnages principaux sont des marginaux qui ne parviennent pas à trouver leur place.
Jaquette de Giorgino, bluray Potemkine (2024) Copyrights : Heathcliff S.A. All Rights Reserved.
La synthèse en trois heures de l’esthétique Farmer – Boutonnat des années 80
Véritables morts en sursis (leur pâleur extrême renforce cette impression), ils naviguent entre leur demeure hantée par le souvenir d’enfants disparus et un village où leur étrangeté suscite le rejet. Rapidement, le spectateur se rend compte que l’intrigue principale n’est qu’un prétexte (qu’est-il arrivé aux enfants disparus ?) afin de brosser le portrait d’une France gangrénée par le spectre de la guerre et de conter une histoire d’amour impossible entre deux marginaux. Incapables de s’intégrer dans des normes préétablies (l’épisode dans l’hôpital psychiatrique indique pourtant le flou artistique qu’il existe entre la folie et la normalité), les personnages principaux sont voués à la mort.
Si l’intégralité du film ne convainc pas totalement à cause de passages plus conventionnels (quelques coupes auraient allégé la projection) et de trous narratifs problématiques, le cinéaste parvient à signer un nombre considérable de scènes d’anthologie. L’arrivée dans la maison du docteur, la longue séquence de l’asile, la confrontation entre Farmer et les villageoises, le « retour » des soldats ou encore la sublime et très poétique séquence finale sont autant de moments forts qui font chavirer le cœur.
On y trouve en tout cas bien plus de cinéma que dans les trois quarts de la production française traditionnelle. Il est donc particulièrement dommage que le réalisateur n’ait pas su couper afin de rendre plus compact ce qui reste à ce jour son chef d’œuvre. Giorgino mérite donc amplement son statut de film culte, tandis que son échec public demeure l’une des plus grandes injustices cinématographiques des années 90.
Critique de Virgile Dumez
Copyrights : Bonne Question ! (agence), Bernard Bernhardt (affichiste). – Copyright : Heathcliff S.A. All Rights Reserved.
Box-office de Giorgino : analyse d’un flop absolu
Giorgino aurait dû être l’un des événements cinématographiques de la rentrée cinématographique en 1994. Cependant, le premier film avec Mylène Farmer, réalisé par son mentor Laurent Boutonnat, devient un véritable accident industriel. Un flop inattendu avec seulement 16 000 spectateurs à Paris, où le film reste à peine trois semaines à l’affiche. En France, ce n’est pas mieux : la superproduction, dont le budget est compris entre 50 et 80 millions de francs, attire seulement 60 000 spectateurs. Le néant. Il faut comprendre que Giorgino aurait été considéré comme un énorme bide même avec un total de 200 000 à 400 000 entrées, mais là, même pas 60 000 spectateurs, on se situe au-delà de la raison.
Le pourquoi du bide
Comment expliquer un tel désamour pour un film mettant en scène les débuts d’une chanteuse très célèbre qui aligne les numéros un ? Peut-être est-ce que le distributeur AMLF n’a pas su ou voulu livrer une promotion adaptée à cet événement hors du commun. Des campagnes d’affichage tardives et une promotion tardive quelques jours avant la sortie du film (des interviews de Mylène Farmer entre le 2 et 4 octobre), ont largement contribué à ce résultat abyssal. Quelques mois auparavant, Mylène Farmer faisait pourtant la couverture d’un magazine Studio dont les images resteront parmi les plus belles publiées. Le mensuel annonçait un événement qui n’aura pas lieu.
De surcroît, affublé d’une interdiction aux moins de 12 ans, d’une langue originale en anglais, le film ambitieux devait aussi assumer une durée radicale de 2h57, ce qui n’était pas forcément vendeur. Parallèlement, l’Amérique lançait sa superproduction Forrest Gump de Robert Zemeckis avec Tom Hanks et Robin Wright Penn, qui était déjà un triomphe aux États-Unis.
Mort dès son lancement
Dès sa première semaine, Giorgino est anéanti. Le long-métrage de Laurent Boutonnat ne parvient pas à se frayer une place dans le top 10 hebdomadaire français. À peine 36 000 fans de la chanteuse se déplacent dans 55 cinémas quand Forrest Gump frôle les 500 000 spectateurs dès sa première semaine, avec une vraie combinaison de blockbuster. Le premier jour parisien avait alerté : malgré 25 cinémas le programmant, Giorgino n’attire que 2 630 spectateurs sur sa seule journée du mercredi.
Affiche : Bonne Question ! (agence), Bernard Bernhardt (affichiste). – Copyrights : Heathcliff S.A. All Rights Reserved.
Ainsi, Giorgino se retrouve largué très loin derrière des films comme Léon de Luc Besson ou Le Colonel Chabert avec Gérard Depardieu. Le navet érotique Color of Night avec Bruce Willis réalise encore 107000 spectateurs en 2e semaine, le film d’épouvante Wolf avec Jack Nicholson se maintient encore en 4e semaine. Mylène Farmer est également devancée par Natural Born Killers d’Oliver Stone, qui est interdit aux moins de 16 ans, alors en 3e semaine, par Speed avec Keanu Reeves, fonçant encore brillamment en 7e semaine, ou bien le film d’auteur Ladybird de Ken Loach, très stable en 2e semaine, avec 33 000 amateurs de cinéma social britannique.
Durant cette funeste semaine, à Bordeaux, ce sont seulement 938 spectateurs qui jettent un regard curieux au premier film de Mylène Farmer ; à Grenoble, ils ne sont que 767 ; à Lille, 965 ; à Lyon, ils sont 2 147 ; à Marseille, 1 389. On ne peut qu’avoir une pensée pour la ville de Montpellier où le fiasco se positionne en 13e place, avec à peine 573 spectateurs. À Toulouse il s’en sort un peu mieux, avec une 9e place et 1 216 fans de l’artiste.
Des salles vides à Paris
Pour cette première semaine parisienne dans la capitale, le film bénéficie de quinze écrans. Seuls trois sites — l’UGC George V, le Gaumont Marignan et le Paramount Opéra — parviennent à en tirer plus de 1 000 spectateurs par salle.
Au 14 Juillet Bastille, seulement 221 spectateurs font le déplacement ; au 14 Juillet Beaugrenelle, c’est encore pire puisque le film est vu par 124 spectateurs en une semaine ; au 14 Juillet Odéon, ils ne sont que 386. Les autres salle s à avoir programmé Giorgino sont le Gaumont Gobelins, le Miramar, le Gaumont Convention, le Gambetta, l’UGC Forum Horizons, le Pathé Clichy, le Montparnasse, le Rex et l’UGC Lyon Bastille. Toutes s’en mordent les doigts.
Si l’on compte également les chiffres de la de la périphérie, ce sont 12 071 spectateurs parisiens qui ont vu Giorgino en première semaine. La messe est dite. La superproduction perd dix-huit écrans en deuxième semaine.
Jaquette de Giorgino, DVD Pathé (2007) Copyrights : Heathcliff S.A. All Rights Reserved.
Un film de 3 heures dans des placards à balais
De façon surréaliste, Mylène Farmer trouve à peine 3 570 retardataires, reléguée dans des placards à balais qui souhaitent encore bien vouloir l’accueillir. En intramuros, Giorgino agonise à l’UGC George V, au Miramar, au Gaumont convention et à l’UGC Forum Orient Express, un sous-sol du centre commercial à hauteur du RER. La honte.
A l’échelle du pays, cette 2e semaine n’est pas meilleure puisque Giorgino rétrograde en 18e position, avec 17 767 spectateurs. Son seul exploit est d’être parvenu à avoir dépassé les 50 000 spectateurs en 15 jours. On applaudit, dans avec sarcasme et ironique. Les résultats sont nuls.
L’enterrement du film
L’enterrement de cette fresque poétique a lieu en troisième semaine lorsque Giorgino est programmé dans seulement deux cinémas : le George V et les Montparnos. Le film achève péniblement sa carrière parisienne à 16 918 entrées. En France, le deuxième plus gros budget de l’année 1994 a soufflé sa poésie auprès de 60 469 spectateurs, pour un retour sur investissement de 1%, à l’issue de son exploitation cinématographique.
Vivant cet échec comme un revers personnel, Laurent Boutonnat décide de bloquer toute exploitation du film qui sera à peine diffusé sur Canal Plus. Ainsi il n’existera pas de cassettes vidéo, ce fameux format VHS, alors très prisé que Boutonnat et Mylène Farmer exploitait régulièrement pour leurs clips vidéo. Ce film considéré par les fans comme un authentique chef-d’œuvre est condamné au purgatoire pendant 13 ans ; il ne édité en DVD qu’en décembre 2007 par Pathé. L’ édition DVD 2 disques est un événement dont on peut être déçu puisque cette année-là sortent les premiers blu-ray. Or Il faudra attendre les trente ans de l’œuvre pour qu’elle soit restaurée en 4K par l’éditeur Potemkine et réexploité en salle pour des séances spéciales, en 2024.
Mylène Farmer : même pas mal !
Comment Mylène Farmer, qui, tout au long de sa carrière, a su séduire des centaines de milliers de Français dans des Zéniths, des arénas et des stades, et qui a vendu des millions de disques, n’a-t-elle pas pu dépasser les 70 000 spectateurs avec Giorgino ?
La faute à la vision du réalisateur ? Au manque de rythme du film et à son aspect contemplatif ? Au manque de volonté de son distributeur à vouloir promouvoir correctement ce qui aurait dû être un événement cinématographique ? Un peu tout cela.
En 1994, la promotion des films ne se faisait pas encore sur Internet ; il n’y avait pas vraiment de forums ni de réseaux sociaux, et donc l’existence même d’un artiste ou d’une œuvre dépendait d’un marketing efficace, d’une publicité et d’un accompagnement médiatique dont Giorgino n’aura pas vraiment bénéficié.
Retour à la réalisation avec Jacquou le Croquant
Laurent Boutonnat reprendra la caméra pour un long métrage en 2006 avec Jacquou le Croquant pour Pathé. L’enjeu est forcément élevé puisque Jacquou le Croquant est budgété à plus de 20 millions d’euros en 2007. Le divertissement en costume dure pas moins de 2h30. Cependant, c’est de nouveau un échec pour l’auteur. À l’ère des réseaux sociaux et d’Internet, Pathé peut toutefois en tirer 937 000 spectateurs. Un minimum syndical qui n’en fait pas un succès pour autant.
Copyright : 2007 Pathé Renn Production, Heathcliff S.A. / Affiche : Déjà, d’après photos de Cos Aelenei et Pascalito:
Biographies+
Laurent Boutonnat, Jeff Dahlgren, Albert Dupontel, Jean-Pierre Aumont, Louise Fletcher, Joss Ackland