De bruit et de fureur est le plus grand film de Jean-Claude Brisseau, une œuvre fulgurante, imbibée de poésie au cœur d’un nihilisme dérangeant. Un vrai choc du 7e art, et l’un des films français les plus importants des années 80. Toujours interdit aux moins de 16 ans, des décennies après sa sortie.
Synopsis : Bruno a 14 ans. À la mort de sa grand-mère, il revient vivre à Bagnolet chez une mère totalement absente. Dans une classe où tous ont les mêmes difficultés scolaires, il fait la rencontre de Jean-Roger, terreur du C.E.S. C’est par lui que le jeune garçon va être mis en contact avec les membres pervers et violents de la bande de Mina…
Critique : Quand le public français découvre De bruit et de fureur, en 1987, il a bien du mal à se relever de l’uppercut. A l’époque des cités grises, qui n’étaient pas encore marquées par la mythologie urbaine déployée dans l’univers hip-hop, et alors qu’on se situait très loin de la future radicalisation de l’Islam, les barres de Bagnolet, filmées par Brisseau, ancien prof de lycée, féru de philosophie et de psychiatrie, sont peintes comme des lieux de violence sans concessions, à l’écart d’une société mainstream ou bourgeoise qui n’existe jamais ici (ou à peine le temps d’une ou deux scènes).
De bruit, de fureur, et surtout de violence
Le décor glauque et terne du film dépasse largement le cliché ethnique ou religieux des reportages contemporains. Beur ou Blanc, peu importe, peu de choses de bon ressort de cet environnement de misère, comme le démontre le déterminisme qui frappe la famille patriarcale écrasée par le personnage de Burno Cremer à la violence inouïe, à l’aise dans un personnage monstrueux qui détruit son engeance en l’érigeant contre la société, l’école, préférant les éduquer au flingue et à la rouste, et en s’appliquant à détruire tout désir d’ailleurs.
Dans un macrocosme de violence scolaire, verbale, physique, de violence perpétrée aux femmes, parfois par d’autres filles d’ailleurs, de violence engendrée à l’égard des innocents, des faibles, des représentants du social, l’outrage incessant ronge ce qui reste de positif dans cet environnement minéral où seule la mauvaise graine surgit du béton.
Moins social que poétique, furieusement acharné dans ses thématiques favorites d’initiation pervertie à la vie (le film est aussi proche du sujet central d’Un jeu brutal, réalisé cinq ans plus tôt), De bruit et de fureur, qui n’a rien à voir avec Faulkner, trépasse les limites, montre le beau dans l’abject, sexualise les adolescents dans l’ignominie, dans une ambiance mortifère où le fantastique déteint magnifiquement sur la vision purement réaliste d’un quartier qu’aurait choisie Pialat ; ici les écorchés ont des épiphanies dans le mysticisme et une étrange spiritualité fantasmagorique parcourt le film. De tout cela naît une forme d’empathie et de compassion nécessaire pour apprécier le film à sa juste valeur.
La tragédie du bitume
Furieuse à chaque instant, cette tragédie du bitume, acharnée dans la crasse et la complaisance, est surtout camée au génie d’un auteur sans concessions qui impose sa vision propre de l’humain, la sienne. Cinématographiquement, du générique au format 1.33 de l’image, à son insistance métaphorique qui baigne dans une esthétique de lumière splendide, De bruit et de fureur est du pur Brisseau, mais on a affaire au paroxysme de l’auteur qui se calmera énormément avec le plus convenu Noce blanche.
L’interprétation angoissée de l’icône du cinéma d’auteur, Fabienne Babe, à la rage du jeune François Négret, qui sera nommé au César (seule nomination pour un film qui dérangeait trop), tout génère hauteurs et descentes infernales, jusque dans l’explicitation sexuelle, récurrente chez le cinéaste sulfureux: le film braque, déconcerte, choque. Le Monsieur ne voit pas grand-chose de bon chez l’humain. Est-il d’ailleurs venu au cinéma pour taire la bête qui sommeille en chacun ? Pourtant l’ogre Brisseau ne manque pas d’humour dans les scènes les plus effarantes ; il éprouve une certaine jubilation à diriger ce grand bourgeois de Cremer dans la démence la plus vile et trouve toujours dans les moments les plus insupportables des échappatoires pour l’âme secouée du spectateur. En cela réside aussi son talent.
Véritable coup de poing, et coup de génie tout court, De bruit et de fureur est l’ancêtre d’Animal Kingdom de Michôd, en plus glauque encore, puisque l’œuvre sans filtres ni limites, dénonçait en 1987 l’inertie sociale, la complicité des politiques dans leur aveuglement et leur bien-pensance (voir la scène surréaliste de l’assistante sociale inspirée par le vécu de Brisseau professeur), face à un royaume bestial qui se bâtissait en sourdine dans les périphéries urbaines, avant d’éclater avec fracas dans les années 90.
Ce n’est pas pour rien, qu’en 1988, Télérama disait de De bruit et de fureur qu’il s’agissait du “film le plus audacieux, le plus déchirant depuis Au hasard Balthazar, de Robert Bresson”. Il s’agit ni plus ni moins du chef-d’œuvre de son auteur et de l’un des plus grands films jamais réalisés sur nos banlieues.
Les sorties de la semaine du 1er juin 1988
Le test blu-ray
A l’instar de Noce blanche et d’Un jeu brutal, sorti en même temps par l’éditeur Carlotta, l’édition restaurée en 2K de De bruit et de fureur répond à toutes les attentes.
Compléments : 3.5/5
Long entretien de 25 minutes de Brisseau, suivi de 27 minutes de commentaires de l’auteur sur certaines scènes de son film, télécommande à la main. Les documents passionnants datent de 2006 ; l’auteur y raconte avec exubérance, et une certaine dose de provocation la drôlerie du tournage et des scènes, ainsi que le ressenti sexuel que chacun doit ressentir devant certaines scènes du film. Le Monsieur, décédé en 2019, n’avait pas perdu de son incroyable sens de l’impertinence, de la provocation, manifestant son désir total de lutter contre l’hypocrisie ambiante, alors qu’il s’attaquait régulièrement à la duplicité du système en revenant sur ses expériences passées en qualité d’enseignant dans des quartiers sensibles.
Une bande-annonce figure également en bonus.
Images : 4.5 /5
La restauration 2K rend un magnifique hommage à la photo de Romain Winding. Les scènes oniriques et fantastiques transcendent de par leur esthétique accentuée par la haute définition une image jamais terne, toujours plus intense de par la géographie des lieux approfondies et complexifiée par la profondeur de champ accrue. Master d’exception.
Son : 4 / 5
Film où le silence se substitue à la musique, De bruit et de fureur propose une piste mono en HD Master Audio qui bénéficie d’une vraie présence, dans la cacophonie et l’hystérie des scènes éponymes.
Critique : Frédéric Mignard