Premier film parlant britannique, Chantage démontre déjà la parfaite maîtrise d’Hitchcock dans la gestion du suspense sur un thème toujours d’actualité un siècle plus tard.
Synopsis : Alice White, la fiancée du détective Frank Webber, est invitée par un artiste à visiter son atelier. Alors que l’homme tente de la violer, elle le tue d’un coup de couteau en tentant de se défendre. Un criminel témoin de la scène, récupère le gant d’Alice sur la scène du crime et tente de la faire chanter. Frank Webber est chargé de l’enquête…
A l’origine, une pièce de théâtre à succès
Critique : Alors qu’il vient de signer le mélodrame muet The Manxman (1929) qui ne le satisfait pas, le cinéaste Alfred Hitchcock cherche à rebondir en cette fin des années 20 avec un projet qui l’emballerait davantage. Finalement, c’est le producteur John Maxwell qui découvre la pièce de théâtre Blackmail de Charles Bennett qui connaît un certain succès sur les scènes londoniennes.
Il en achète les droits d’adaptation pour le cinéma et propose à Alfred Hitchcock de retrouver le genre policier qui lui a tant réussi avec Les cheveux d’or (The Lodger, 1927). La préproduction est achevée et le choix du casting est acté, avec notamment la star tchèque Anny Ondra en tête d’affiche, lorsqu’Alfred Hitchcock prend conscience de la révolution du cinéma sonore qui fait fureur aux Etats-Unis depuis la sortie du Chanteur de jazz (Alan Crosland, 1927).
Un film muet transformé en film parlant en cours de route
Alors que le tournage de Chantage est entamé sous la forme d’un film muet dont les prises de vue sont achevées, le producteur John Maxwell fait l’acquisition d’une technologie sonore venue tout droit des Etats-Unis. Il est alors décidé de reprendre le tournage pour transformer le film muet en film sonore. Ainsi, la version muette est finalisée pour pouvoir alimenter le parc des salles qui ne sont pas encore équipées d’un système sonore, mais le but était de faire de Chantage le premier film parlant de l’histoire du cinéma britannique.
Toutefois, un problème de taille se pose à Hitchcock car son actrice principale Anny Ondra est handicapée par un fort accent tchèque, alors qu’elle est censée interpréter une londonienne pur jus. Il est alors décidé que l’actrice dira ses répliques sans micro et que la comédienne Joan Barry récitera les mêmes dialogues hors champ, en étant synchrone avec sa partenaire. Le résultat est plutôt satisfaisant à l’écran et fait illusion.
Chantage, le premier film britannique parlant
Même dans la version sonore que nous avons visionnée, les dix premières minutes sont encore muettes et permettent d’ailleurs à Alfred Hitchcock de faire preuve d’inventions visuelles fort intéressantes. Il expérimente notamment le jeu sur les miroirs pour créer un véritable suspense et troubler la perception du spectateur. Après cette entrée en matière, l’intrigue peut réellement débuter et les voix des acteurs retentissent, ce qui a sans doute marqué les spectateurs de l’époque.
© Carlotta Films / Affiche : Jennifer Dionisio pour Darkstar, l’étoile Graphique. Tous droits réservés.
Avec Chantage, Alfred Hitchcock, aidé au scénario par un certain Michael Powell encore non crédité, nous raconte l’histoire d’une tentative de viol qui se termine par le meurtre de l’agresseur par sa pauvre victime. Comme elle est la petite amie de l’inspecteur de police en charge de l’enquête, les deux amoureux se retrouvent face à un dilemme : camoufler le crime ou dire la vérité. Malheureusement, un maître-chanteur entre dans la danse pour compliquer encore la donne.
Une absence étonnante de jugement moral qui rend le film très moderne
La grande modernité de Chantage vient de son absence de jugement des personnages. Ainsi, la jeune femme (très juste Anny Ondra) est séduite par un autre homme que son fiancé, mais le cinéaste ne juge pas son comportement et en fait la victime d’un viol tourné hors champ. Ensuite, le maître chanteur interprété par l’excellent Donald Calthrop n’est pas nécessairement une figure maléfique. Il s’agit avant tout d’une petite frappe un peu minable qui voit là l’occasion de sortir de sa misère.
Enfin, la figure d’autorité représentée par l’inspecteur de police (très bon John Longden) hésite à dire la vérité, camoufle des indices incriminant sa petite amie et va jusqu’à faire accuser un innocent. Même la fin, pourtant imposée par le producteur, n’est aucunement positive car douteuse d’un point de vue moral.
Chantage, à redécouvrir aujourd’hui dans une belle restauration 4K
Réalisé avec talent par un cinéaste qui n’est jamais aussi à l’aise que dans l’expérimentation, Chantage est donc une œuvre de transition passionnante, mais qui n’est pas sortie en France dans les années 30. Il a fallu attendre 1976 pour qu’un programme regroupant quatre autres vieux films d’Hitchcock permette aux cinéphiles de découvrir le long métrage en salles. Par la suite, comme le métrage est tombé dans le domaine public, il a été maintes fois exploité dans des versions plus ou moins tronquées et abîmées.
Depuis, le polar dans sa version sonore a fait l’objet d’une superbe restauration 4K menée par Studiocanal et diffusée pour la première fois au cinéma par Carlotta Films dans sa rétrospective de 10 films de jeunesse du maitre du suspense à partir du 2 avril 2025. Il rejoint ainsi Le Masque de cuir (1927), Laquelle des trois ? (1928), À l’américaine (1928), The Manxman (1929), Meurtre (1930), Junon et le paon (1930), The Skin Game (1931), À l’est de Shanghai (1931) et Numéro 17 (1932). Chantage est assurément une date dans l’histoire du cinéma, à ne pas louper !
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 6 octobre 1976
Les sorties de la semaine du 2 avril 2025
Voir le film en VOD
© 2024 Studiocanal Limited / Création visuelle : Jennifer Dionisio pour L’Etoile Graphique. Tous droits réservés.
Biographies +
Alfred Hitchcock, John Longden, Phyllis Konstam, Anny Ondra, Donald Calthrop
Mots clés
Cinéma britannique, Noir et Blanc, Le viol au cinéma, La violence faite aux femmes au cinéma, Le chantage au cinéma