Bones and All n’est pas le film indépendant poétique et dérangeait qu’il aurait pû être. En lieu et place d’une errance underground aux réminiscences persistantes, la romance cannibale à la chair insipide se contente d’une sensibilité minaudière.
Synopsis : Maren part à la recherche de sa mère et rencontre Lee, un adolescent à la dérive qui va l’embarquer dans un road trip enflammé sur les routes de l’Amérique profonde. Leur amour naissant sera-t-il suffisamment fort pour résister à leurs démons, leur passé et le regard d’une société qui les considère comme des monstres ?
Critique : Bones and All, c’est le film de romance et de cannibalisme qui aurait pu faire exploser la carrière de Luca Guadagnino en plein vol, en 2022 qui, pourtant, était accompagné dans cette mésaventure par des noms qui ont dans le passé contribué à sa légende.
La jeune fille et la mort
Timothée Chalamet, que le réalisateur a dirigé à l’occasion de Call Me By Your Name, est le producteur et l’interprète masculin principal de cette production atypique et inattendue pour le public. Le scénario est écrit par David Kajganich, avec lequel le cinéaste a travaillé sur deux relectures cinématographiques (A Bigger Splash, Suspiria). Pour notre part, on n’oubliera pas que Kajganich est aussi coupable du script d’un troisième remake, celui de Simetierre, que l’on enterrera à sa place parmi les déchets du 7e Art, pour sa paresse et son manque d’audace.
Le cinéaste accepte non sans réserve l’idée de ce coming-of-age movie issu d’un best-seller du milieu des années 2010, dans lequel des âmes perdues errent à la recherche de chair baignant dans la chaleur humide du sang tout juste versé. Peut-être aurait-il dû refuser.
Ces monstres ont un point de vue, le seul du film, et s’expriment, au milieu des humains qu’ils sont encore malgré tout. Ces individus de l’ombre sont authentiquement anthropophages, non par maladie mais parce que cette différence est une caractéristique indissociable de leur être contre laquelle ils ne peuvent rien, si ce n’est envisager le suicide ou l’écart dans une institution psychiatrique, à l’instar de la mère de la protagoniste principale, incarnée par l’ancienne Kids de Larry Clark, Chloë Sevigny.
Comme souvent dans ce cinéma abordé par un grand nom à la fibre auteurisante, le thème de l’anthropophagie est traité comme une addiction et un appel au droit à la différence dans une société de castes et d’outsiders. Luca Guadagnino ne cherche pas à trop s’éloigner de ces pistes, refusant le film de genre pour se conformer au livre. Il garde en tête ses sempiternelles lamentations d’adolescentes au moment du passage à l’âge adulte de la protagoniste centrale qui se découvre cette ADN cannibale. Alors en souffrance de par sa différence, elle est arrachée à son père pour goûter à la vie et à ses fluides. Le road-movie peut commencer.
Only Lovers Left Alive chez les cannibales
Luca Guadagnino, sans édulcorer l’aspect gore et putride du script, transforme en récit initiatique en errance cosmique où le monstre en ébullition est partagé entre l’irrésistible envie charnelle de l’autre et le désir cruel de perforer sa peau et ses entrailles. Dans le ton et les langueurs, Guadagnino fantasme son approche comme celle d’un authentique auteur que l’on ne voit jamais vraiment au travail. Jim Jarmusch, avec Only Lovers Left Alive, n’avait rien perdu de sa cohérence en abordant à sa façon le thème du vampirisme. Le réalisateur de Call Me By Your Name, lui, est déboussolé par le désir de réitérer l’exploit de plaire aux critiques et la réalité commerciale du projet. En effet, Amazon Studios est à la production et le casting jeune semble avoir été embauché pour séduire les midinettes en manque de littérature pour “jeunes adultes”. Le résultat, déconcertant, est tout de même projeté à Venise, en 2022 où l’accueil est très chaleureux.
Bones and All revisite l’Amérique de Ronald Reagan
Dans Bones and All, l’auteur a trouvé justification à son embauche dans le cadre historique de l’Amérique dynamique de Ronald Reagan qui sert au récit. Effacer les téléphones portables et le rétrécissement du monde connecté, c’est séduisant. Mais s’immiscer dans la sociologie du paradoxe américain, celui de la Guerre des étoiles et des yuppies de Wall Street d’un côté, et des sans-abris de l’autre, cela ne pouvait qu’être excitant pour l’auteur qui a toujours été attiré par l’aspect vintage du cinéma paradiso.
De ces années 80, on en voit pourtant ici que la misère des petites gens abandonnées à la marge de la société. Le cinéaste met en scène des personnages non conformistes, érigés au rang de parasites par le grand gourou du libéralisme, et illustre ainsi l’inhumanité de la politique économique notoire de l’ancien acteur président, accroissant les inégalités inhérentes à l’Amérique.
Le goût des autres
Devenus à l’écran des cannibales, au sens propre, les laissés-pour-compte ne croquent pas dans le progrès social, même quand il se présente à eux sous la forme de l’adoption. On n’échappe pas à son ADN, même élevé dans des draps propres.
Abandonnés par la société, ils développent l’instinct de la chair dès le plus jeune âge. Une faiblesse qui devient une malédiction, celle d’une drogue qui génère l’ivresse, puis l’insupportable dépendance. Effectivement, ce “goût des autres” évoluent en un besoin physique insatiable lorsqu’ils deviennent de jeunes adultes. Forcés à mener une vie de paria, ils apprennent à dompter la bête qui frappe dans une société normée et doivent tuer sans se dévoiler. Mais la misère étant invisible aux yeux des autres, ils prospèrent dans leur propre dégénérescence humaine.
© 2022. Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. Tous droits réservés.
La métaphore sociale est séduisante. Elle rappelle effectivement le mythe du vampire, revisité par George A. Romero dans l’indie Martin, et surtout le film Grave de Julia Ducournau, puisque le premier film de la réalisatrice de Titane, sorti en 2017, évoque des thèmes jumeaux que ceux du roman de Camille DeAngelis, publié lorsque Grave était en tournage. On n’accusera donc aucune des autrices de s’être inspirées l’une de l’autre, et encore moins de plagiat.
Des os dans la moulinettes
Si la touche cannibale peut s’avérer dérangeante, très violente, indéniablement gore, Bones and All déçoit finalement. Les errances de Wim Wenders, Jim Jarmusch ou de Chloé Zhao sont diminuées par une réalité superficielle, immature, terne, languissante. Pourtant, le périple évite bien des lacs du cinéma commercial (sa relecture personnelle de Suspiria a montré la maestria du cinéaste à cet exercice). Mais ici Luca Guadagnino ne parvient pas à surprendre une fois le postulat posé.
Parce que son film n’est jamais sulfureux, contrairement à son dérangeant Melissa P, où il abandonnait une adolescente à un viol collectif terrifiant, convoquant la haine du patriarcat, le cinéaste italien tâtonne et trébuche souvent. Il ne sait guère comment compenser la longue liste de points faibles qui écornent notre vision de l’ensemble.
Erreur de casting et véganisation de la culture
Directeur d’acteur généralement talentueux, l’auteur ne tire ici rien du jeu insipide de l’actrice Taylor Russell. La jeune femme émousse la narration de tout sentiment vertigineux ; elle reste distante de la trame pour ne dévoiler son potentiel que dans la partie romance qui est aussi la moins bonne. Cette erreur de casting impacte notre intérêt. Elle remporte néanmoins un prix d’interprétation à Venise (septembre 2022), où Bones and All fait sa première mondiale.
De plus, la bande originale, particulièrement morne dans ses accords lounge et country, ne présente aucune aspérité, malgré une composition à quatre mains, dont celles de Trent Reznor. Le score résonne aux accords de l’ennui bien installé dans la matrice du film.
Enfin, le scénario n’aboutit à aucune narration convaincante, ressemblant à un journal intime adolescent comme on en subit tant dans les DTV gênant de Netflix. Aussi, on peine à lui trouver le moindre intérêt. Parmi ses rares personnages récurrents, Bones and All est ponctué par les apparitions d’un mentor cannibale schizophrène et dépressif de mauvaise augure, incarné sans charisme par Mark Rylance. C’est lui qui va traquer la jeune héroïne, dans un océan de possibles qui demeurent frustrantes. Pourquoi faire réapparaître ce personnage pour un tel accomplissement? Cela nous échappe tant sa légitimité scénaristique est peu développée. On désespère même le voir garder un rôle si important ; le cannibale déviant qui sème la mort sur son passage, désintègre toute la poésie du film et ne relance sûrement pas l’intérêt diégétique.
© 2022. Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. Tous droits réservés.
Morceau de viande ingrat, Bones and All est évidemment une déception qui avait bien plus sa place sur une plateforme, comme Prime Vidéo, que dans une salle d’art et essai pour un public supposé être un peu plus exigeant. Au mieux OVNI au sein du catalogue Warner Bros. qui le distribua en France, au pire carne incomestible, ce projet est surtout l’avènement de la véganisation de notre culture. Faussement hype, totalement hybride. C’est la caractérisation d’une chair triste, grillée sans aucun feu, ni même étincelles.
Box-office de Bones and All :
Promotion en berne, lourde interdiction aux moins de 16 ans, jeunes spectateurs fans de Timothée Chalamet qui ignorent jusqu’à la sortie du film ou ne savent pas à quoi s’attendre en allant le voir…avec un total de 70 795 spectateurs, Bones and All fut un échec prévisible pour Warner Bros France.
La première semaine est désolante avec 38 761 entrées dans 201 salles. En 2e semaine, la romance cannibale fléchit à 20 051 entrées, avant de s’écrouler en 3e semaine (7 507 entrées dans 122 cinémas). La messe est dite. Après les USA (7 837 000$), l’Italie (1 407 000$), de par la nationalité du cinéaste, le Royaume-Uni (720 000$), la Corée du Sud (525 000$), et l’Australie (483 000), la France ne sera que le 6e marché mondial de cette production distribuée globalement entre le 23 novembre et le 1er décembre 2022, pendant la coupe du monde de football du Qatar.
Aux USA, l’échec a été insidieux, avec des premiers chiffres trompeurs un premier week-end, dans 5 cinémas (121 000$), avant de générer lors du week-end suivant, celui sur 5 jours, de Thanksgiving, que 3 615 000 dans 2 727 cinémas. Moins d’un moins plus tard, seulement 217 cinémas le programmaient une dernière fois.
Les sorties de la semaine du 23 novembre 2022
© 2022. Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. Tous droits réservés.
Biographies +
Luca Guadagnino, Chloë Sevigny, Timothée Chalamet, Mark Rylance, Michael Stuhlbarg, Taylor Russell, David Gordon Green