Eté 2015. William Friedkin est en France pour un masterclass. De passage pour présenter le director’s cut en haute-définition du Convoi de la peur. Invité par le distributeur La Rabbia et Bac Films, qui vont ressortir Sorcerer en salle, le cinéaste est au Champs Elysées Film Festival, puis passe par la salle de projection privée le Club 13 face à un parterre de bloggers et de journalistes auxquels il va livrer une magnifique leçon de cinéma. A l’époque, rédacteur en chef du site aVoir-aLire, je fus de ceux-là. La rencontre restera une date. Tout d’abord la découverte du film Sorcerer sur le grand écran fut un choc absolu. Ensuite, la générosité, la disponibilité et la passion de Friedkin fut aussi celle d’un coup de cœur pour l’artiste, qui se présentait devant nous comme un cinéphile complice, respectueux, et dévoué à son audience. Friedkin, décédé le 7 août 2023 à l’âge de 87 ans, était un titan. Nous lui en seront toujours reconnaissant.
Voici le papier que j’avais alors rédigé autour de cette rencontre, alors qu’il venait nous présenter l’histoire de Sorcerer. Il considérait ce film comme son chef d’œuvre ultime. A raison.
Découvrez l’histoire agitée de Sorcerer
Version revisitée du Salaire de la peur de Clouzot par le père de L’Exorcisme, Le convoi de la peur appartient au chef d’œuvre maudit du 7e art, flop à sa sortie, mais depuis réhabilité comme une œuvre visionnaire, perçue par William Friedkin, lui-même, comme le film de sa carrière, du moins l’œuvre pour laquelle il souhaiterait qu’on se souvienne de lui. Il en est fier et ose même se comparer à Van Gogh, qui ne connut pas le succès qui aurait dû être le sien de son vivant. Friedkin est lui, toujours alive and kicking ! Il connaît la gloire de la rédemption pour cette œuvre sombre et sans concession, tantôt onirique, cauchemardesque, toujours aux portes de la folie.
Un tournage contagieux
Durant ce masterclass, William Friedkin, très au fait des réseaux sociaux, et amateur de Twitter où il aime correspondre avec ses fans, défend cette œuvre au tournage qu’il décrit comme dantesque, assez proche d’Apocalypse Now, autre œuvre à la folie contagieuse, tournée dans la jungle, qu’il ne vit qu’après avoir réalisé Sorcerer. L’équipe de tournage, Friedkin le premier, tomba malade, lui souffrant de la malaria, était la plupart du temps dans un état second.
L’art du montage
William Friedkin aime décrire le tournage de Sorcerer comme hallucinant, comme un trip, époque seventies oblige, caractérisé par des décors fous (comme ce lieu sacré pour les Indiens pour lequel il obtint une autorisation de tournage unique), des cascades périlleuses, un recours au montage ultra perfectionné pour soumettre la notion de danger à l’écran, sans le recours aux images de synthèse contemporaine qui aurait gâché le réalisme fou des séquences démentes suivant un convoi en pleine jungle sous haute tension.
Affiche de Sorcerer, Director’s Cut (2015) pour La Rabbia. Conception graphique © 2015. La Rabbia. © 1977 By Film Properties International. N.V. Tous droits réservés.
Henri-George Clouzot, à chaque Salaire un patron
William Friedkin rencontre Henri-Georges Clouzot en France, peu après la sortie triomphale de L’Exorciste. Si le cinéaste français lui donne sa bénédiction pour tourner ce remake personnel, il ne dégage pas plus d’enthousiasme, tout en apportant sa confiance à l’auteur américain qui, en partant d’un matériau existant, va toutefois livrer l’œuvre dont il se sent le plus près, son bébé. Clouzot mourut quelques mois avant la sortie de Sorcerer (1977) et le film fut condamné à l’échec à l’échelle mondiale (même pas 500.000 entrées France, à peine 100.000 entrées sur Paris !).
Friedkin et les acteurs
Pourtant, on retrouve en tête d’affiche des vedettes, Roy Scheider, sorti des Dents de la Mer de Spielberg, Bruno Kremer, formidable, ainsi qu’Amidou que le réalisateur affectionnait grandement. Alain Resnais, ami du cinéaste, avait évoqué auprès du francophile William Friedkin le nom de Kremer qu’il a casté sans audition, à sa grande habitude. Avec humour William Friedkin aime évoquer les acteurs, de Linda Blair, à l’innocence d’enfant, capable de feindre de s’enfoncer un crucifix dans le vagin sans comprendre les enjeux, au duo de Traqué, Tommy Lee Jones, très pro, et Benicio del Toro, toujours dans l’interrogation, le doute et la contradiction. Il s’amuse beaucoup de Benicio del Toro qu’il s’imagine avec un crucifix dans la main à s’enfoncer dans l’entre-jambes.
Les remakes
Ironie, le futur réalisateur de La Chasse (Cruising) et Police Fédérale Los Angeles allait lui aussi devoir abandonner certains de ses enfants à d’autres, ses films allant à leur tour être remakés, L’Exorciste en premier. Lors de son intervention, William Friedkin s’amuse aussi d’un pendant français de French Connection, qu’il n’a pas vu. Etre réalisateur, c’est comme être père, il faut accepter de voir ses enfants grandir et vous échapper…
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La musique de Tangerine Dream
Ce qui rend l’expérience ténébreuse et remarquable en HD, c’est également la bande originale de Tangerine Dream, groupe que Friedkin rencontra lors d’un concert nocturne, après minuit, dans une chapelle abandonnée en plein cœur de la Forêt Noire. L’auteur se souvient de la transe provoquée par les longues séquences synthétiques du groupe allemand, célèbre pour les albums Phaedra ou Rubycon. Cette expérience leur vaudra l’adhésion immédiate du cinéaste américain, qui leur promit de collaborer avec eux sur son prochain film. Avant le tournage de Sorcerer, Tangerine Dream, sur simple lecture du script, composa des heures de musique progressive, dont Friedkin sélectionna quelques morceaux pour inspirer ses images. Récemment, le groupe, qui perdit en janvier 2015 son leader, Edgar Froese, proposa au public l’intégralité des compositions non utilisées pour Sorcerer.
La reprise :
Les distributeurs La Rabbia en association avec Bac Films proposeront Sorcerer, en version restaurée 4K, dans son format d’origine, la copie vue en début d’année sur Arte. Un sentiment de complétude pour cette œuvre immense qui mérite bien de retrouver le grand écran, à partir du 15 juillet.
Photo : Jean-Christophe Malévialle – Texte : Frédéric Mignard – Papier initialement publié sur le site aVoir-aLire.com