Film de l’extrême, Cruising – la chasse offre une description sans fard du milieu gay SM américain du début des années 80. Ses audaces sexuelles et sa violence en font l’un des derniers représentants des films dingues des années 70.
Synopsis : La police new-yorkaise enquête sur deux meurtres d’homosexuels appartenant à la tendance sado-masochiste, qu’elle pense être dus au même tueur. Le capitaine David Edelson, chargé de l’affaire, propose à un jeune policier en uniforme, Steve Burns – qui possède les caractéristiques physiques des victimes – d’infiltrer la communauté gay.
Une plongée dans le milieu gay sadomasochiste
Critique : Lorsque le réalisateur William Friedkin se penche sur le script de Cruising à la fin des années 70, cela fait déjà plusieurs années qu’il envisageait d’adapter le roman du journaliste Gerald Walker. Il avait même poussé son ami, le producteur Jerry Weintraub, à se porter acquéreur des droits du livre. Entre-temps, Friedkin a connu l’échec cuisant de Sorcerer, le convoi de la peur (1977) et de Têtes vides cherchent coffres pleins (1978).
Au fond du trou, aussi bien du point de vue professionnel que sur le plan personnel, Friedkin cherche donc à rebondir et choisit d’écrire un script qui reprend les bases du roman, mais mixe le tout avec d’autres affaires criminelles. Alors que le livre se déroule dans un milieu homosexuel huppé, Friedkin déplace l’intrigue dans les bars gays à tendance cuir SM. Grâce à ses rencontres au cœur du milieu de la pègre pour la préparation de French Connection (1971), Friedkin parvient à pénétrer dans ce milieu très fermé, à l’étudier et même à s’assurer la participation de plusieurs membres actifs lors du tournage.
Une approche documentaire qui fait rapidement polémique
Comme à son habitude, Friedkin cherche avant tout à décrire de manière précise un microcosme encore très largement inconnu du grand public. Il part même plutôt d’une bonne intention puisqu’il affirme dans son autobiographie (page 478) :
Grâce à mes contacts dans la police et dans la communauté gay, j’ai pris douloureusement conscience de l’homophobie, de la violence et des humiliations infligées aux homosexuels, et je tenais à ce que le film en témoigne.
Pourtant, rien ne va vraiment se passer comme prévu, à cause du sujet même du film qui ne pouvait que faire polémique. Effectivement, la communauté gay est alors attentive à offrir une image plus positive d’elle-même, alors que les cinéastes ont trop souvent associé homosexualité et criminalité. D’ailleurs, cette même année, Brian De Palma livre une énième version du tueur gay dans Pulsions. Avant même le premier tour de manivelle, Cruising fait donc déjà parler de lui, et pas en bien, comme le précise Friedkin (p 479) :
Des groupes de pression homosexuels envoyèrent une pétition à Ed Koch, le maire de New York, pour qu’il refuse de nous accorder un permis de tourner, mais elle fut rejetée.
Il ajoute (p 480) :
Ensuite vinrent les menaces de mort, anonymes, par lettres et par téléphone ; d’abord au compte-gouttes, puis cela s’est transformé en déluge.
Friedkin-Pacino ou l’histoire d’un désaccord profond
Pour interpréter le rôle principal, Friedkin envisage dans un premier temps Richard Gere qui donne son accord, mais Al Pacino insiste pour obtenir cet emploi. Plus établi et bankable que Gere, Pacino emporte finalement le morceau et entame donc un tournage qui allait se révéler chaotique, notamment à cause des manifestations incessantes qui menacent chaque jour de bloquer les prises de vues. Il faut ajouter à cela une mauvaise entente entre Friedkin et Pacino, le premier étant adepte d’un minimum de prises, alors que Pacino a besoin de plusieurs répétitions pour se sentir pleinement dans le rôle.
Une fois le tournage terminé, Friedkin doit maintenant affronter les censeurs face à une œuvre qu’il a truffé volontairement de scènes très violentes et sexuellement osées afin de pouvoir en conserver un maximum dans le montage final. Pour échapper à une classification X infamante, Friedkin est obligé de couper comme il l’explique dans son autobiographie (p 489) :
Malgré ces coupes, le film repousse les limites de ce qui est acceptable dans un film classé R.
Au passage, le cinéaste se fâche définitivement avec Al Pacino qui refuse de faire la promotion du film, tandis que les critiques s’abattent sur le long-métrage de manière très violente, dénonçant là une œuvre homophobe qui inciterait même les gens à violenter les homosexuels. Une certitude en tout cas, William Friedkin a su une fois de plus hérisser le poil de beaucoup de gens.
L’ambiguïté des personnages bouscule les certitudes des spectateurs
Il faut dire que le réalisateur prend le bâton pour se faire battre, avec cette description sans fard d’un milieu extrême, celui du milieu des gays cuir SM. Le cinéaste ne stigmatise d’ailleurs jamais les homosexuels, mais décrit de manière documentaire une frange bien spécifique. Pour cela, il ne prend pas de gants et propose des séquences absolument hallucinantes pour une œuvre tournée dans le cadre des grands studios hollywoodiens avec une star en tête d’affiche. On a le droit à de nombreux plans (jamais explicites toutefois) sur des fellations, des hommes qui se font fouetter, sodomiser et cela va jusqu’au fist-fucking.
Mais ce qui a sans doute dérangé le public de l’époque, c’est cette volonté de William Friedkin d’établir un parallèle entre les pratiques de certains policiers et les habitués de ces bars SM. Pire, il décrit ce milieu comme étant un antre de l’enfer qui contamine peu à peu le personnage principal, un naïf policier incarné avec pugnacité par Al Pacino. Le cinéaste en vient même à suggérer que le goût du meurtre du serial killer a fini par se transmettre à celui qui a passé le film à le pourchasser. Même si cette ambiguïté du personnage semble avoir échappé à Al Pacino, elle constitue justement tout l’intérêt du long-métrage et lui évite de tomber dans le manichéisme.
Cruising, une exploration des zones d’ombre de l’âme humaine
Réalisé avec un incroyable sens de l’efficacité, Cruising est zébré d’éclairs de violence qui laissent encore pantois de nos jours, notamment lors des meurtres au couteau, particulièrement rudes. Le film bénéficie d’une très belle photographie de James A. Contner tandis que Jack Nitzsche livre une partition musicale déstabilisante. Tout ceci concourt à faire de Cruising une œuvre à part, et ceci malgré un scénario finalement assez basique.
Pour ce qui est du contenu, il semble absurde de le décrire comme homophobe, puisque le réalisateur n’évoque qu’une frange de la population gay et qu’il ne la juge à aucun moment. Non seulement les pratiques sexuelles ne sont jamais caricaturées, mais elles ne sont pas non plus tournées en ridicule, comme trop souvent à l’époque. On peut d’ailleurs noter que ce contexte sert surtout de révélateur au personnage principal. Celui-ci découvre peu à peu ce monde avec fascination et finit par y être aspiré, comme William Friedkin lui-même pouvait être attiré par les zones d’ombre de la nature humaine.
Grand film sur l’ambiguïté, Cruising – la chasse est surtout l’un des derniers représentants d’un certain cinéma extrême des années 70. Nous laisserons ainsi le mot de la fin à William Friedkin lui-même qui analyse rétrospectivement son film de la manière suivante (p 493) :
Les films ambigus que je reverrais et ceux que je réalisais étaient en train de passer de mode. […] Les spectateurs voulaient être rassurés, ils voulaient des super-héros, pas de l’ambiguïté. Cruising fut une autre défaite, comparable à celle du Convoi de la peur.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 24 septembre 1980
Voir le film en VOD
Biographies +
William Friedkin, Karen Allen, Al Pacino, Paul Sorvino, Joe Spinell, James Remar, Richard Cox, Leo Burmester, Burr DeBenning