The Addiction compare le vampirisme à l’emprise de la drogue au sein d’une œuvre magnifiée par un sublime noir et blanc et une atmosphère très sombre qui ne peut laisser indifférent. Du pur cinéma indépendant, comme on les aime.
Synopsis : Brillante étudiante en philosophie à l’Université de New York, Kathleen prépare activement sa thèse de doctorat. Un soir, elle croise sur son chemin une étrange et séduisante femme qui la conduit de force dans une impasse avant de la mordre au cou. Bientôt, Kathleen va développer un appétit féroce pour le sang humain qu’elle assouvira en attaquant ses proches ou des inconnus…
Une œuvre personnelle tournée en toute indépendance
Critique : Venu du cinéma underground new-yorkais, le réalisateur Abel Ferrara a tenté une incursion dans le système mainstream de production au début des années 90 sans grand succès (avec notamment son Body Snatchers en 1993). Après avoir tourné le décevant Snake Eyes (1993) avec Harvey Keitel et Madonna, Abel Ferrara souhaite revenir à un cinéma plus underground. Il s’entiche d’un nouveau script de son fidèle ami et collaborateur Nicholas St. John qui fait un parallèle entre vampirisme et addiction envers la drogue.
Désireux de maîtriser totalement ce nouveau projet, Abel Ferrara fait appel à son équipe régulière en précisant que personne ne serait payé sur ce film, sauf si quelques rentrées d’argent finissaient par arriver après la sortie du long-métrage. Abel Ferrara a donc fait confiance à des fidèles qui ont surtout travaillé pour la beauté de l’art et parce qu’ils étaient convaincus par la vision de l’artiste.
Un tournage guérilla pour une déclaration de foi
Tourné à New York en mode guérilla – aucune autorisation de tournage et caméra posée dans la rue à l’insu des figurants involontaires – The Addiction a été mis en boite en seulement 20 jours. Les intérieurs sont souvent tournés chez des amis de Ferrara comme chez le peintre et futur cinéaste Julian Schnabel. Si le thème du vampirisme a souvent été l’occasion de développer une métaphore – on songe notamment ici beaucoup au Martin (1976) de George A. Romero – il a rarement fait l’objet d’un traitement aussi viscéral et radical, tout en étant fortement intellectualisé.
Effectivement, le script de Nicholas St. John suit volontairement les pas d’une thésarde en philosophie, ce qui lui permet de développer sa démonstration métaphysique. Il part notamment de tous les philosophes nihilistes comme Nietzsche, Kierkegaard ou encore Wittgenstein pour insister sur la notion du Mal qui serait intrinsèque à l’être humain. Pour appuyer cette théorie, Abel Ferrara insère des plans dérangeants sur différents massacres et génocides perpétués par l’espèce humaine. Pourtant, le but du scénariste est bien d’amener le personnage central à se convertir au catholicisme et à rejeter sa nature profonde pour devenir pur.
Ferrara ausculte les tréfonds de l’âme humaine
En cela, The Addiction est assurément le film le plus clairement religieux de Nicholas St. John, et par ricochet d’Abel Ferrara. Toutefois, pour arriver à cette conclusion lumineuse, Abel Ferrara passe par les tréfonds de l’âme. Contrairement à son scénariste qui cherche la lumière, le réalisateur est totalement fasciné par la noirceur. C’est sans aucun doute ce qui finira par séparer irrémédiablement les deux amis et collaborateurs.
Effectivement, là où l’on sent un jugement de valeur du scénariste sur les marginaux, Ferrara prend plutôt fait et cause pour leur fragilité. Lui-même gagné par une addiction de plus en plus marquée envers les drogues dures (qu’il va continuer à s’administrer de manière régulière jusqu’au début des années 2010), le cinéaste ne peut totalement condamner les vampires qui détruisent les autres pour pouvoir survivre en ayant leur dose de sang quotidienne.
Lili Taylor se consume devant la caméra
Tiraillé entre un désir profond de transcendance et un goût immodéré pour la réalité terne de l’existence quotidienne, Abel Ferrara signe avec The Addiction un film purement et simplement conflictuel. Que l’on soit travaillé par ces questionnements métaphysiques ou non, The Addiction apparaît donc comme une œuvre malaisante, contradictoire et marquée par une fêlure béante qui ne peut laisser indifférent.
Pour cela, Ferrara s’est appuyé sur un magnifique noir et blanc sublimé par les éclairages expressionnistes de Ken Kelsch, faisant de chaque plan un tableau. Il peut également compter sur la musique planante et angoissante de son fidèle complice Joe Delia pour créer une atmosphère sombre et anxiogène. Enfin, il faut signaler l’implication de l’actrice Lili Taylor (alors elle-même en pleine lutte contre son addiction à l’alcool) qui donne tout à la caméra de Ferrara. L’actrice était alors une égérie du cinéma indépendant américain et elle prouvait une fois de plus sa capacité à se laisser dévorer par un rôle extrême.
The Addiction, l’un des meilleurs Ferrara
Ferrara peut également compter sur son ami Christopher Walken qui intervient une petite dizaine de minutes dans un rôle marquant de vieux vampire donneur de leçons. Enfin, les seconds rôles sont toujours convaincants. The Addiction, déjà passablement sombre, se termine par une scène d’orgie vampirique qui s’enfonce encore plus profondément dans le glauque. Autant dire que la rédemption finale pèse assez peu face à cette séquence démoniaque.
The Addiction est donc une très belle réussite et sans aucun doute l’un des meilleurs films d’un cinéaste capable du meilleur comme du pire. Il anticipe ainsi des œuvres aussi importantes que Only Lovers Left Alive (Jarmusch, 2013) dans un style toutefois bien différent.
Un bijou rare à redécouvrir dans une superbe copie 4K
Tourné avec peu de moyens, The Addiction est sorti en toute discrétion aux États-Unis, ce qui ne l’a pas empêché de générer un peu d’argent car son budget était vraiment très faible. Après sa présentation au Festival de Berlin en 1995, le métrage est sorti en France dans quelques salles au mois d’avril 1996. Peu de gens ont donc vu ce trip arty avec 25 911 suceurs de sang dans les salles françaises, dont 11 622 à Paris.
Un score qui ramène Abel Ferrara à ses performances du début des années 80, après une courte embellie au début de la décennie suivante. Le réalisateur profitera d’un dernier sursaut avec son film suivant, le crépusculaire Nos funérailles (1996), avant de retourner définitivement à l’anonymat auquel son cinéma extrême le condamne. Il a d’ailleurs fallu attendre l’année 2021 pour que le valeureux éditeur Carlotta diffuse The Addiction en DVD et blu-ray, sublimé par une magnifique copie restaurée en 4K.
Critique de Virgile Dumez
Les sorties de la semaine du 10 avril 1996
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