Etude sociologique intéressante sur l’ultra moderne solitude, Soltero est une œuvre rare qui fait preuve d’une grande sensibilité, tout en abordant des thèmes comme l’homosexualité, à une époque où celle-ci était ignorée aux Philippines.
Synopsis : Crispin Rodriguez est un soltero (célibataire). Ce jeune homme de 29 ans travaille à la Traders Royal Bank de Manille. Il passe son temps libre à traîner avec ses collègues, aller à des fêtes dans des bars, manger au restaurant et regarder des films au Manila Film Center. Toujours célibataire à presque 30 ans, il souhaite désespérément rencontrer une femme…
Les Philippines, cet autre Eden du cinéma dans les années 70-80
Critique : Au cœur d’une cinématographie philippine en pleine expansion depuis le milieu des années 70 se niche un cinéma d’auteur plutôt social qui contraste fortement avec la multiplication des produits commerciaux souvent de bas étage et que l’on classe dans le cinéma bis. Si les encyclopédies ont surtout retenu les noms de Lino Brocka, Mike De Leon ou encore Ishmael Bernal, il est important de signaler que les Philippines sont devenues une terre de cinéma au début des années 80, avec une production avoisinant les 300 longs métrages par an. Beaucoup d’entre eux émargent aux confins du cinéma Z ou bis, mais leur succès a permis justement de financer d’autres projets plus difficiles à monter.
En toute indépendance, Soltero (1984) fait partie de ces films d’auteur qui ont contribué à crédibiliser l’industrie locale en s’appuyant sur des techniciens de qualité et des acteurs crédibles. Fondé sur un scénario du dramaturge Bienvenido Noriega Jr. qui a été récompensé à de multiples reprises pour son travail théâtral, Soltero s’avère être le tout premier film réalisé par l’acteur et critique de cinéma Pio De Castro III. Le résultat est étonnant de naturel, abordant même des thématiques rarement traitées au sein du cinéma local.
Le cœur des hommes
Ainsi, le long métrage suit l’errance sentimentale d’un jeune homme de 30 ans nommé Crispin, interprété par l’excellent Jay Ilagan, déjà apprécié au sein du cinéma de Mike De Leon. Pourtant, loin de se conformer aux clichés de la comédie romantique alors très prisée du public asiatique, Soltero propose une vision très juste de la situation de certains hommes en ce début des années 80. Au lieu de décrire une masculinité toxique, les auteurs ont choisi de présenter un jeune homme qui est surtout en manque d’amour et qui se désespère de ne pas trouver l’âme sœur. Incapable de faire le deuil d’une ancienne relation (très juste Rio Locsin), le banquier qui envisage de devenir directeur d’agence voit sa vie sentimentale comme un naufrage l’isolant de plus en plus de ses contemporains.
Lente complainte de l’homme moderne, Soltero prend son temps pour isoler progressivement le personnage et le renvoyer systématiquement à la solitude qu’il ressent comme un fardeau. Au cours du film, le pauvre Crispin voit sa sœur quitter les Philippines, sa mère disparaître à cause d’une maladie qui la terrasse, tandis que ses essais en matière de conquête féminine s’avèrent pathétiques. On notera au passage l’extrême modernité du long métrage puisque le jeune homme est également confronté à un refus de la part d’un personnage lesbien (espiègle, puis poignante Chanda Romero). Elle n’est d’ailleurs jamais jugée par le cinéaste et garde toute sa dignité à l’écran.
Le mal-être de l’homme moderne
Mais cette modernité de traitement intervient également dans la description de la psyché troublée du jeune homme, très sensible et qui ne cesse de pleurer. Certes, ses atermoiements peuvent parfois paraître excessifs, mais le réalisateur parvient à analyser de manière pertinente les causes de ce mal-être. Tandis que la société philippine s’engage dans un capitalisme à marche forcée où le bonheur est devenu un impératif de vie, celui qui reste sur le bord du chemin ne peut que développer un complexe d’infériorité destructeur. Il était également osé d’évoquer la tentation du suicide au cœur d’une société profondément croyante.
Explorant les doutes et les failles cachés derrière l’apparente inflexibilité des hommes, Soltero peint un portrait nuancé et finalement terriblement réaliste du ressenti de ceux qui sont censés représenter la force aux yeux de leur entourage. Cette exigence d’invincibilité au cœur de nos sociétés – et ceci depuis l’aube de l’humanité – pèse donc de plus en plus lourd sur les épaules de ceux qui cherchent avant tout à exprimer leur sensibilité à fleur de peau.
Un film sauvé de justesse malgré une détérioration importante des copies disponibles
Par la grâce d’une réalisation simple, mais attentive aux comédiens, Soltero finit par émouvoir, d’autant qu’il est soutenu par une jolie musique signée Sonny Angeles et Ed Gatchalian. Elle contribue à faire de ce drame sentimental une belle découverte, que l’on pourrait rapprocher du cinéma d’un Claude Sautet. Enfin, on se doit de saluer l’interprétation magistrale et très touchante de Jay Ilagan qui se met à nu – au sens propre comme figuré – dans un rôle très intime. Il est vraiment admirable.
Cette belle réussite artistique a été saluée à l’époque par cinq nominations à la cérémonie des Gawad Urian Awards 1985 – l’équivalent des César – sans pour autant décrocher la moindre statuette, ce que l’on peut regretter. Resté inédit sur de nombreux territoires, y compris en France, le long métrage a été mal conservé durant plusieurs décennies. Ce n’est qu’en 2016 qu’un long processus de restauration de plus de quatre ans a été engagé. Cette version restaurée est désormais proposée aux cinéphiles avec un blu-ray chez Carlotta Films à partir du mois d’août 2024.
Critique de Virgile Dumez
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Pio De Castro III, Mona Lisa, Jay Ilagan, Rio Locsin, Chanda Romero
Mots clés
Cinéma philippin, Les relations mère-fils au cinéma, Les histoires d’amour malheureuses au cinéma, Le suicide au cinéma