Mélodrame porté par l’immensité de Jean Gabin, Remorques est l’un des succès de Jean Grémillon, auteur malaimé du cinéma français.
Synopsis : André Laurent, capitaine du remorqueur Le Cyclone, assiste avec son équipage à la noce d’un de ses marins avant d’être appelé en urgence pour secourir les passagers d’un cargo, dont Catherine, l’épouse du commandant. Alors que sa femme Yvonne lui dissimule sa maladie et le supplie de prendre sa retraite, André tombe follement amoureux de Catherine, avec laquelle il débute une liaison…
Remorques © 1941 SEDIF. Tous droits réservés.
Critique : Un succès littéraire de Roger Vercel en 1935 et c’est toute l’industrie cinématographique qui s’emballe. Pour adapter son roman marin en eaux troubles, il faut bien quelques producteurs ambitieux et plusieurs scénaristes de grande renommée. Le plus éminent est Jacques Prévert qui décide de ramener le récit à quai, celui de Brest. La Cité du Ponant donnera une résonnance inédite au film jusque dans certains plans datant de 1939, avant les destructions massives orchestrées par les Allemands.
Prévert a une véritable vision pour cette adaptation sur laquelle Charles Spaak et André Cayatte travaillèrent avant lui. Ce récit d’homme et de corporatisme se met à hauteur de ses personnages féminins qui gagnent en importance. Mais in fine, cela ne sera pas le point le plus réussi du film d’à peine 1h24 où les deux femmes de cette histoire dramatique apparaissent comme des ponctuations qui font balancer la droiture du personnage central interprété par Jean Gabin. Prévert n’y est pour rien, la grande histoire est passée par là.
Le tournage de Remorques, sur deux ans, est compliqué. Une belle promotion suit les premiers tours de manivelle en extérieur, en juillet 1939, mais le tournage mouille deux mois après. L’entrée en guerre, la pire de toutes, est un écueil qui stoppe tout. Le récit d’humeur locale est soufflé par la tempête globale. L’incertitude est de chaque étape puisque la reprise du projet se heurte à l’Occupation. En 1940, Paris est déclarée ville ouverte et les troupes allemandes occupent la luxuriante capitale épargnée. Le tournage reprend finalement au printemps 1941, aux studios de Neuilly.
Remorques © 1941 SEDIF. Tous droits réservés.
Pour Jean Grémillon et Jacques Prévert, Remorques n’est plus le même. Gabin n’est d’ailleurs plus en France ; il a quitté le pays par résistance et est parti rejoindre la nubile Michèle Morgan, à Hollywood. Les deux tourtereaux de 16 ans de différence d’âge ne seront évidemment pas à Paris quand le prestigieux métrage sort en novembre 1941, avec succès d’ailleurs.
Le couple mythique du Quai des brumes (1938) était sans conteste l’une des dynamiques de ce projet glamour de producteur. Mais à l’écran, la présence de Morgan, divine de maturité et au jeu solidement intemporel, est trop expéditive pour apporter à son personnage l’ancrage nécessaire pour exister face à la star Gabin. Ce dernier est écrasant à chaque plan et rend inévitablement le casting féminin périphérique, comme le souligne la fin cruelle qui sonne comme une sentence divine qui déplait à Jacques Prévert, athée patenté devant l’éternel. Outre le beau personnage de Michèle Morgan, celui de l’épouse de Gabin à l’écran joué par Madeleine Renaud, reste aussi dans l’ombre de cette tranche de vie conjugale. La femme du remorqueur que l’on pourrait analyser avec la verve féministe de notre époque, se languit sans cesse du manque d’égards que son capitaine d’époux, gentleman trop souvent distant, porte pour sa passion amoureuse. Est-elle sacrifiée sur l’autel du pouvoir et de la carrière dont jouit son époux tout-puissant? Le point de vue sensible de Grémillon et de Prévert est évidemment en avance sur son temps, mais plutôt que la détresse féminine, on ressent davantage la surpuissance de jeu de Gabin ; son charisme transcende la réalité psychologique du capitaine de remorqueur qu’il joue. Son cri de désespoir échappé vaut bien tous les geignements théâtraux de Madeleine Renaud. Son jeu lui est tant supérieur.
Remorques © 1941 SEDIF. Tous droits réservés.
Le personnage de Gabin est un bloc, stoïque, raide… Sa droiture professionnelle, humaine et conjugale, est pourtant bien mise à mal par la rencontre avec la jeunesse qu’incarne le personnage de Michèle Morgan. Les vingt années qui séparent la jeune actrice de Madeleine Renaud sont comme une évidence générationnelle cruelle qui condamne le personnage de Renaud à la tragédie, celui de l’effacement, de l’indifférence polie, de la domestication. L’indice d’une mort annoncée.
Gabin, légende de son époque, est prodigieux dans ses nuances. Il joue les postures, se met à nu quand le roc de moralité qu’il incarne est exposé au désir, lui qui n’a jamais trompé son épouse et porte un regard sévère vis-à-vis des adultères chez ses hommes d’équipages. Face aux complaintes sempiternelles de son épouse, lors des apartés narratifs, le capitaine fronde dans sa relation à la mer, l’autre personnage du film avec lequel il entretient une relation de dépendance affective.
Et la mer dans Remorques est elle-même le protagoniste d’un tournage chaotique. Capricieuse dès 1939, tantôt trop calme ou trop tempétueuse pour le matériel à bord, elle est l’objet de fantasmes pour Grémillon qui doit se résoudre à la reconstitue, dans des décors fascinants de beauté. Indomptable, l’espace maritime a échappé au Breton d’adoption qui n’aura de cesse de lui déclarer sa flamme (on pense notamment à Pattes blanches, avec Suzy Delair et Fernand Ledoux, en 1949). Cela ne rend pas sa présence moins haletante à l’écran.
Remorques © 1941 SEDIF. Tous droits réservés.
La séquence de sauvetage impressionne toujours par son efficacité et sa verve réaliste, impliquant le spectateur au cœur de destinées tenues par une mission courageuse, en dépit du danger. Grémillon, habile, parvient toujours à rattraper le récit par sa technicité et ses vision d’un cinéma tantôt réaliste tantôt poétique. L’acuité des plans des machines à l’œuvre pendant la rescousse importe ; le cinéaste met les mains dans le cambouis, transcendant l’effort corporatif, dans cet enfer mécanique qui pénètre l’élément aquatique avec la vigueur d’un jeune amant.
Et c’est sans nul doute toute la force du film Remorques quatre-vingt ans après sa sortie originale. La modernité de style, sa composition des plans, tout consacre un peu plus Grémillion le mal-aimé qui, même à sa mort, devait céder son espace à Gérard Philippe parti le même jour.
La restauration 4K qui a accompagné la reprise de Remorques en salle en 2023 est d’une perfection absolue, démontre à chaque plan, y compris lors des scènes d’intérieur, loin du large, toute la complexité du regard de son auteur qui mérite égards et célébrations.
Illustrateur © Henry Le Monnier. Tous droits réservés.