Avec L’enlèvement, Marco Bellocchio signe l’un de ses plus beaux films récents porté par une esthétisation de chaque plan et une puissance d’évocation qui ressuscitent les grandes heures du cinéma italien. Indispensable.
Synopsis : En 1858, dans le quartier juif de Bologne, les soldats du Pape font irruption chez la famille Mortara. Sur ordre du cardinal, ils sont venus prendre Edgardo, leur fils de sept ans. L’enfant aurait été baptisé en secret par sa nourrice étant bébé et la loi pontificale est indiscutable : il doit recevoir une éducation catholique. Les parents d’Edgardo, bouleversés, vont tout faire pour récupérer leur fils. Soutenus par l’opinion publique de l’Italie libérale et la communauté juive internationale.
Retour au film historique pour Marco Bellocchio
Critique : Depuis le très beau succès rencontré par l’excellent Le traître (2019), le cinéaste octogénaire Marco Bellocchio n’a pas chômé puisqu’il a réalisé un documentaire (Marx peut attendre en 2020) et une série télévisée (Esterno notte, où il revenait sur l’assassinat d’Aldo Moro, déjà brillamment abordé dans son Buongiorno, notte en 2003). Mais le réalisateur entend revenir au cinéma avec une œuvre marquante. Pour cela, il bénéficie d’une coproduction italo-franco-allemande et d’un budget évalué autour de 13 millions d’euros pour tourner L’enlèvement (2023) d’après le livre Il caso Mortara de Daniele Scalise.
Le long métrage revient sur une affaire très connue en Italie qui est celle de l’enlèvement du petit garçon juif Edgardo Mortara, six ans, par l’Eglise pontificale en 1857. Alors que cela peut paraître un fait divers peu important, l’affaire a fait grand bruit dans ces années qui sont aussi celles de l’affrontement entre le Royaume d’Italie naissant et les Etats du pape. Effectivement, avec L’enlèvement, Marco Bellocchio raconte autant un terrible drame familial et spirituel qu’une page bien connue de l’histoire italienne, celle encore trouble du Risorgimento.
Une dénonciation de l’influence néfaste des autorités religieuses
Ainsi, la famille juive des Mortara vit à Bologne, ville qui appartenait alors aux possessions papales et qui dépendait donc du bon vouloir du pape de l’époque, à savoir Pie IX. Dès lors, le pauvre petit Edgardo se retrouve élevé dans la Domus Catecumenorum qui est un séminaire consacré à la conversion des juifs et des musulmans. L’occasion pour Marco Bellocchio de dénoncer le pouvoir autoritaire et arbitraire exercé à l’époque par l’Eglise catholique, toujours au nom de la Sainte Foi. Toutefois, si le cinéaste n’est pas tendre avec les religieux qui font preuve de bien peu d’empathie envers leur prochain, il ne tombe pas non plus dans le piège de la binarité.
A travers le personnage très ambigu du petit Edgardo que l’on suit jusqu’à ses 30 ans, Marco Bellocchio démontre à quel point le lavage de cerveau pratiqué par l’éducation religieuse pouvait être efficace. Si la première partie du long métrage prend les allures d’un grand mélodrame historique sur fond d’injustice envers la population juive qui n’a comme solution que la soumission pleine et entière, la suite vient nuancer le propos du réalisateur. Dès qu’il devient adulte, Edgardo ne se souvient finalement plus vraiment de ses géniteurs et tente par tous les moyens de les convertir au christianisme, preuve de l’efficacité de l’embrigadement exercé par les autorités pontificales.
L’enlèvement, chef d’œuvre esthétique au discours bouleversant
En réalité, dans cette opposition manifeste, Marco Bellocchio prend la défense des opprimés, mais ne juge personne. Chaque personnage agit en fonction des ordres qui lui sont donnés, ou en fonction de ce qu’il pense être juste. Au milieu, les êtres humains comptent finalement peu et le petit Edgardo apparaît donc comme une simple variable d’ajustement au cœur d’une équation impossible à dénouer. Ce caractère inextricable de la situation fait donc tout le sel de L’enlèvement, film historique doté d’une tension psychologique quasiment insoutenable pour qui aime la justice.
Bien entendu, cela ne serait que théorique si le réalisateur n’avait pas mis tout son cœur dans la conception d’une œuvre cinématographique totale. Doté d’éclairages impressionnants de Francesco Di Giacomo, L’enlèvement constitue une succession de tableaux tous plus magnifiques les uns que les autres. Cette photographie est sublimée par une profusion de plans larges sur des décors grandioses, le tout magnifié par une réalisation à l’ancienne très inspirée. Le cinéaste n’hésite pas à dériver vers le fantastique onirique lors de deux passages tout bonnement sublimes. Certes, quelques décors sentent un peu trop le renfort numérique pour en étendre les perspectives, mais cela est toujours réalisé avec goût.
Des émotions renforcées par une superbe musique très présente
Lors des moments les plus dramatiques, le réalisateur a eu l’excellente idée d’y apposer la géniale partition de Sergueï Rachmaninov pour son poème symphonique L’île des morts composé en 1909. Il s’agit sans nul doute de l’un des plus beaux morceaux du 20ème siècle et ses accents morbides et dramatiques viennent sublimer un peu plus les séquences les plus fortes d’un long métrage qui n’en manque pas.
Ressuscitant le grand cinéma italien des années 70, Marco Bellocchio confirme donc l’excellente santé de son inspiration et mérite tous les louanges pour être parvenu à un tel résultat alors qu’il aborde un âge très respectable. Il signe ici l’un de ses plus beaux films, bien aidé par la prestation remarquable du petit Enea Sala. Toutefois, on saluera également les interprétations nuancées de Paolo Pierobon en Pie IX et de Fausto Russo Alesi et Barbara Ronchi dans celui des parents spoliés. Ils contribuent tous à la puissance évocatrice du long métrage.
Un bel écho critique, relayé par un certain succès en salles
Cette belle réussite a justement été sélectionnée au Festival de Cannes 2023 d’où il est reparti bredouille car ne correspondant plus aux canons du cinéma actuel, alors qu’il faisait sans nul doute partie des meilleurs films proposés. Lors des David di Donatello 2024, L’enlèvement a obtenu cinq récompenses, essentiellement techniques, tandis que les prix les plus importants lui ont échappé. Enfin, en France, le film a été nominé dans la catégorie des meilleurs films étrangers, mais s’est fait damer le pion par le québécois Simple comme Sylvain (Monia Chokri). On croit rêver.
Sorti en France le 1er novembre 2023, L’enlèvement a pourtant su séduire le public cinéphile français en débutant sa carrière avec 85 243 spectateurs dans les 176 salles le programmant. Cette belle première semaine a poussé le distributeur Ad Vitam à augmenter le nombre de copies qui passe à 213 et grimpera même à 367 au pic de son exploitation. Cela a permis de limiter la chute du film à environ 30 % de semaine en semaine. Ainsi, L’enlèvement a profité d’une carrière plutôt enthousiasmante sur la France avec 59 396 retardataires en semaine 2, 44 103 en semaine 3 et encore 30 484 clients supplémentaires au bout d’un mois. Avec 251 873 entrées au total, L’enlèvement est donc un joli succès du film d’art et essai, même s’il échoue à égaler le score du Traître (355 916 entrées en 2019).
Critique de Virgile Dumez
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Marco Bellocchio, Andrea Gherpelli, Fausto Russo Alesi, Barbara Ronchi, Paolo Pierobon
Mots clés
Cinéma italien, Drame historique, Les enfants maltraités au cinéma, La famille au cinéma, La religion au cinéma