Premier chef d’œuvre de Tarkovski, L’enfance d’Ivan envoûte par son esthétique touchant au sublime, évoquant avec poésie un sujet profondément tragique. Du très grand cinéma.
Synopsis : Orphelin depuis l’assassinat de sa famille par les nazis, Ivan, douze ans, est devenu éclaireur au sein de l’armée soviétique. Contre l’aval de ses supérieurs, il accepte une dernière mission délicate.
Un projet repris des mains d’un autre cinéaste
Critique : Tout juste sorti du VGIK où il a reçu l’enseignement du cinéaste Mikhaïl Romm, Andreï Tarkovski fait forte impression grâce à son court-métrage de fin d’études, Le rouleau compresseur et le violon (1960). Grâce aux espoirs que l’on place en lui, le studio Mosfilm lui propose alors de reprendre des mains d’Edward Gaikovich Abalyan (Abalov) le film intitulé Ivan d’après une nouvelle de Vladimir Bogomolov. Tarkovski accepte le challenge mais à la condition qu’il puisse réécrire le scénario et jeter à la poubelle tout le travail réalisé par son prédécesseur. Le contrat étant validé par les deux partis, Andreï Konchalovsky commence par revoir l’intégralité du scénario en tenant compte des futures contraintes budgétaires puisque la somme allouée au film est minime.
Au passage, Tarkovski change également l’intégralité du casting et toute l’équipe technique. Il engage ainsi des artistes et techniciens qui le suivront ensuite dans ses œuvres futures. On compte parmi eux le jeune Nikolaï Bourliaïev (que l’on reverra dans Andreï Roublev) ou encore Nikolaï Grinko qui sera de la partie sur la plupart des films du cinéaste. A la photographie, on retrouve le grand Vadim Ioussov et la partition musicale est signée Viatcheslav Ovtchinnikov qui a également œuvré pour Konchalovsky.
De l’importance du rêve dans l’esthétique tarkovskienne
L’enfance d’Ivan débute par un magnifique plan où la caméra s’élève en suivant le tronc d’un arbre, comme le fera le réalisateur dans l’ultime plan de son film testament Le sacrifice (1986). Dès la première séquence de son premier long-métrage, Tarkovski plonge le spectateur au cœur d’un rêve. Celui d’un enfant qui revoit sa mère, victime de la guerre. Ces moments d’une beauté resplendissante laissent pourtant vite la place à une réalité plus brutale qui nous immerge dans les horreurs de la Seconde Guerre mondiale.
Ici, L’enfance d’Ivan semble reprendre une thématique habituelle du cinéma soviétique, à savoir celle des enfants dans la guerre. Pourtant, loin de se conformer aux dogmes du réalisme socialiste alors en vigueur, Tarkovski choisit de décrire une situation terrible et profondément tragique. Le gosse en question n’est pas attendrissant, ni même mignon et il s’avère d’une dureté implacable envers les adultes. C’est finalement par le biais de ses rêves que Tarkovski nous rappelle qu’il fut autrefois un enfant. Désormais marqué par la guerre et la disparition de ses proches, l’enfant est totalement détruit intérieurement. C’est d’ailleurs pour cela que les rêves se terminent systématiquement en cauchemars.
Un film qui bouleverse les codes du réalisme socialiste
Ainsi, L’enfance d’Ivan propose de plonger au cœur de la psyché désordonnée d’un enfant qui aurait grandi trop vite. Il évoque alors les ravages occasionnés par la guerre sans jamais vraiment montrer les combats. Et pourtant, L’enfance d’Ivan est bien un film sur les conséquences de la guerre auprès des populations.
Multipliant les moments en creux, Tarkovski en profite pour glisser çà et là des moments de pure poésie, souvent liés à un univers culturel et religieux qui deviendra encore plus présent à chacun de ses films. Autant dire que ces références ont beaucoup irrité un pouvoir soviétique qui vantait le matérialisme. D’ailleurs, Nikita Khrouchtchev serait entré dans une rage folle en visionnant le long-métrage, l’incitant ensuite à limiter sa sortie en Union Soviétique. Il n’a toutefois pas pu empêcher le long-métrage d’obtenir de nombreux prix à l’étranger dont un prestigieux Lion d’Or au Festival de Venise.
L’enfance d’Ivan ou la beauté cinématographique dans toute sa pureté
Il faut dire que L’enfance d’Ivan propose au cinéphile une expérience cinématographique totale, par l’attention maniaque au moindre cadrage, la beauté de sa photographie, l’extrême justesse de l’interprétation – jamais dans l’outrance contrairement à beaucoup de films soviétiques – et un soin tout particulier à la bande sonore. Dans L’enfance d’Ivan se dessine déjà l’univers sonore des œuvres futures avec des sons de gouttes d’eau, des craquellements de la terre ou encore une insistance sur le chant des oiseaux.
D’une puissance d’évocation rare, ce tout premier film est déjà totalement maîtrisé et révèle donc le génie d’un auteur à part entière. Le tout se termine par un plan magnifique qui semble signifier l’existence d’un ailleurs, par-delà la réalité prosaïque, par-delà le temps et l’espace. On en reste encore bouche bée.
Un chef d’œuvre intemporel
Sorti en toute discrétion en France en novembre 1963, L’enfance d’Ivan a toutefois reçu le soutien des critiques qui y ont vu à juste titre la naissance d’un grand cinéaste. Le film a donc marqué son époque par la rupture qu’il a occasionné au cœur d’un cinéma soviétique formaté par le pouvoir. Ce fut en tout cas le début des ennuis pour ce cinéaste trop visionnaire pour un régime aux dogmes étriqués. Depuis, le long-métrage est devenu un grand classique du cinéma mondial, dont on chante les louanges dans toutes les écoles de cinéma. La restauration effectuée au cours des années 2010 permet de le redécouvrir dans toute sa splendeur matricielle.
Critique de Virgile Dumez
La sortie du film sur Paris :
Plus d’un an après son Lion d’Or à Venise, L’enfance d’Ivan connaît une sortie parisienne via S.N.A., la Société Nouvelle des Acacias. Le film est programmé avec Les frères de l’espace, un documentaire de Dimitri Bogolepov, d’à peine 1h10, pour un double programme d’environ 2h30, aux cinémas le Bonaparte et le Monte Carlo. En première semaine, le combo attire 3 220 spectateurs au seul Bonaparte et passe à 2 590 entrées dans ce cinéma en deuxième semaine.
Frédéric Mignard