Faux polar, mais véritable brûlot cinglant, Le dernier saut est une plongée sans concession dans la France réactionnaire de la fin des années 60. Les références à la décolonisation et aux dérives policières font l’objet de séquences fortes et hautement subversives. A redécouvrir d’urgence malgré ses faiblesses formelles.
Synopsis : Garal, un ancien parachutiste, assassine son épouse et fait porter les soupçons sur l’amant de celle-ci, Gissard. Entre Garal et le commissaire Jauran, venu arrêter Gissard, se noue peu à peu une étrange amitié.
Critique : Au cours des années 60, le réalisateur Édouard Luntz commence à construire une œuvre cohérente initiée avec plusieurs courts-métrages et marquée par le succès critique des Cœurs verts (1966) sur les blousons noirs. Il peut alors signer Le grabuge (1968) qui connaît immédiatement des problèmes car son producteur bloque sa sortie en raison d’un désaccord sur le contenu du film, jugé trop virulent.
Très marqué par l’idéologie libertaire du milieu des années 60, Luntz est effectivement une personnalité hors norme qui souhaite dénoncer la bourgeoisie et le système capitaliste qui régissent alors la France. Empêtré dans un procès interminable, le cinéaste décide de s’emparer d’un roman de l’historien Bartolomé Bennassar intitulé Le dernier saut. Il y trouve matière à raconter une histoire policière assez classique, mais surtout à dépeindre une France encore très réactionnaire alors que se profile la fin du gaullisme.
Nous suivons donc les pas d’un parachutiste incarné avec beaucoup de froideur par un impeccable Maurice Ronet qui trucide sa femme qu’il a ramené d’Indochine car elle le trompe. L’absence totale d’émotion du personnage et son rapport particulier avec les gens de couleur en font un parfait exemple du mépris qu’éprouvaient certains membres de l’armée française envers les peuples colonisés. Ce sentiment de supériorité se double ici de racisme, de machisme, et même d’une impression d’impunité totale dès lors que l’on s’en prend à des êtres jugés inférieurs.
Là où le film marque des points, c’est que le policier chargé de l’enquête s’avère être un odieux personnage interprété avec gourmandise par un Michel Bouquet au faîte de sa carrière. Le flic en question est un célibataire dont on comprend rapidement qu’il fut autrefois à la solde du régime de Vichy, temps qu’il semble regretter fortement. Au lieu de nous offrir un traditionnel jeu du chat et de la souris entre un policier et le coupable, Le dernier saut pervertit le genre policier en tissant un lien d’amitié entre ces deux hommes qui représentent une certaine France à tendance fascisante.
Luntz reconstitue pour notre plus grand plaisir le duo formé par Ronet et Bouquet dans La femme infidèle, chef-d’œuvre de Chabrol datant de 1969. Les deux acteurs s’en donnent à cœur joie dans l’abjection de leur personnage respectif. Leur relation, teintée d’homosexualité latente, fait tout le sel d’un long-métrage qui sait installer un malaise durable. Certes, le réalisateur ne fait pas dans la dentelle et certains pourront l’accuser de caricaturer cette vieille France réactionnaire, mais l’exercice est tout de même assez jubilatoire pour qui aime l’humour à froid.
Dépourvu de vrai rebondissement ou d’action, Le dernier saut est avant tout un pur film d’auteur qui entend dénoncer la collusion des pouvoirs contre le peuple. Il se permet également quelques séquences surréalistes comme ce final dans une propriété néo-classique qui accueille des espèces animales originales (des hyènes notamment). On peut d’autant plus regretter l’absence de prise de risques dans la réalisation. Très télévisuelle, elle amoindrit considérablement la portée d’un script absolument jubilatoire.
Présenté en sélection officielle à Cannes en 1970, le long-métrage a souffert d’une médiocre réception de la part des critiques qui ont assassiné le film. En tout état de cause, Le dernier saut a été un cuisant échec en salles à une époque où Maurice Ronet sortait tout juste du triomphe de La piscine (1969). Il faut dire que le long-métrage a désarçonné à la fois la critique et le public par sa misanthropie assumée. Pour notre part, nous le comparerions aisément avec l’œuvre étrange et iconoclaste d’un Alain Jessua. Ce qui est plutôt un compliment.
Critique de Virgile Dumez