Envoûtant, poétique et émouvant, Fermer les yeux est une formidable déclaration d’amour au cinématographe par l’un des meilleurs réalisateurs espagnols de tous les temps. Indispensable.
Synopsis : Julio Arenas, un acteur célèbre, disparaît pendant le tournage d’un film. Son corps n’est jamais retrouvé, et la police conclut à un accident. Vingt-deux ans plus tard, une émission de télévision consacre une soirée à cette affaire mystérieuse, et sollicite le témoignage du meilleur ami de Julio et réalisateur du film, Miguel Garay. En se rendant à Madrid, Miguel va replonger dans son passé…
Le grand retour de Victor Erice
Critique : Avec un total de quatre longs-métrages en 50 ans, on ne peut pas qualifier le réalisateur espagnol Victor Erice de stakhanoviste du septième art. Ainsi, si l’on exclut ses travaux sur des films collectifs ou pour des expositions temporaires, cela faisait plus de trente ans que le cinéaste ne s’était pas adonné à l’art du long métrage. Il nous revient avec une œuvre-fleuve de près de trois heures qui résonne comme un véritable testament cinématographique pour cet artiste octogénaire.
Son titre est en lui-même programmatique puisque Fermer les yeux renvoie inévitablement à la mort qui peut frapper à n’importe quel moment, mais aussi à la fin potentielle du cinématographe qui est également une fenêtre sur le monde et l’être humain. Ainsi, ce quatrième opus débute par une longue séquence inaugurale d’une quinzaine de minutes qui s’avère finalement n’être que l’introduction d’un film resté inachevé à la suite de la disparition soudaine et inexpliquée de son acteur principal. La production interrompue, la carrière du réalisateur interprété avec beaucoup de retenue par Manolo Solo a aussi été stoppée nette.
Un film sur la mémoire, l’identité… et le cinéma
Petit à petit, le spectateur va découvrir le champ de ruines qui constitue la mémoire de cet ancien réalisateur désormais condamné à vivre dans une caravane. Ayant subi de multiples échecs, aussi bien dans sa vie personnelle que professionnelle, l’homme est amené à réactiver sa mémoire à cause d’une émission de télé qui enquête sur la disparition de son vieil ami acteur – très sobre José Coronado. Très malin, Victor Erice se sert de ce MacGuffin pour ferrer le spectateur avide de savoir ce qui est arrivé à l’acteur disparu. En réalité, comme toujours dans son cinéma de l’intime, le véritable sujet est ailleurs.
En confrontant les thèmes de la mémoire et de l’identité, Victor Erice entend surtout explorer les ressorts d’une amitié, les drames qui jalonnent toute existence, mais aussi l’histoire du cinéma. Cinéphile devant l’éternel, Erice rend ici un ultime hommage à l’art qui a bouleversé sa vie et qui, comme lui, est en train de s’éteindre (Fermer les yeux, encore). Il plonge ainsi sa caméra dans les débarras où gisent des copies poussiéreuses de grands classiques du septième art, dépouilles à peine vivantes qui n’intéressent guère les nouveaux médias – ici la télévision.
L’émotion retrouvée du cinéma d’antan
Créant un pont entre la mémoire de ses personnages et celle du cinéma, Fermer les yeux entend évoquer l’art à travers des éléments qui s’effacent petit à petit de notre quotidien. Lorsque les protagonistes se réunissent dans une salle désaffectée, le spectateur qui a connu le charme des grandes salles à l’ancienne retrouve sa passion d’enfance, faite d’un certain fétichisme envers le lieu lui-même, mais aussi ses tentures rouges, ses affiches qui vendaient du rêve à l’entrée, et puis la magie de ce faisceau de lumière mystérieux qui s’échappait de la cabine de projection pour emporter le public dans le monde de l’illusion. Dans Fermer les yeux, le cinéphile ressentira cette passion folle d’un réalisateur pour son art et pour un cinéma désormais disparu.
Sans se faire lourd ou didactique, le réalisateur multiplie les références comme lorsque les protagonistes jouent à la guitare l’air de My Rifle, My Pony and Me, chanson du film Rio Bravo (Howard Hawks, 1959). De même, le cinéaste fait référence avec nostalgie à l’époque où les artistes italiens venaient tourner des westerns européens en Espagne, rejoignant ainsi la passion toujours renouvelée du réalisateur pour ce genre. Son choix de faire interpréter le rôle du projectionniste à Mario Pardo n’est donc pas anodin puisque l’acteur fut lui-même employé dans ce type de coproductions durant les années 70.
Victor Erice retrouve une fois de plus Ana Torrent
Visiblement peiné de la fermeture des salles de son enfance, Victor Erice établit donc un parallèle évident entre le destin cabossé de ses personnages et celui du septième art tel qu’il fut consommé et projeté aux origines. En cela, Fermer les yeux est une œuvre éblouissante et d’une richesse thématique impressionnante. Toutefois, cela se double d’une poésie de chaque instant par l’utilisation d’une réalisation faussement simple, par les relations complexes entre les différents protagonistes et une bande originale sobre et nostalgique de Federico Jusid.
Outre les deux formidables acteurs principaux, on saluera également la présence toujours émouvante de l’indispensable Ana Torrent (la petite fille de L’esprit de la ruche en 1973 et de Cria Cuervos en 1976, c’est elle). Le reste du casting ne démérite pas et chaque personnage parvient à pleinement exister malgré un temps de présence à l’écran souvent limité. Enfin, le montage est parfaitement maîtrisé, à tel point que ce film de près de trois heures trouve son rythme de croisière et passe bien plus vite que bon nombre de pellicule de 90 minutes. C’est aussi à cela que l’on reconnaît la marque des plus grands.
Fermer les yeux, adoubé par les critiques, moins par les festivaliers et académiciens
Très fier de son nouvel opus, Victor Erice le destinait aux plus grands festivals du monde, dont celui de Cannes. Malheureusement, à cause d’un malentendu inacceptable, Thierry Frémaux n’a retenu le film que pour une projection dans le cadre anonyme de Cannes Première et non en sélection officielle. Cela a ainsi empêché le long métrage d’être sélectionné dans d’autres festivals, tout en ne bénéficiant pas de l’aura de la compétition cannoise. Furieux, Victor Erice a ainsi décidé de boycotter la projection de son dernier né et on le comprend aisément.
D’ailleurs cette malédiction s’est poursuivie avec la remise des prix des Goyas en 2024 puisque le film a reçu 11 nominations, mais n’a glané qu’une statuette afin de saluer la prestation de José Coronado dans un second rôle. Les votants des académies sont décidément atteints de cécité, toujours partants pour primer des œuvres indignes et passer à côté de véritables chefs d’œuvre.
Une excellente réception française
En France, le long métrage a heureusement fait l’unanimité de la presse. Mais son distributeur Haut et Court ne lui a trouvé que 72 salles pour l’accueillir. Toutefois, malgré cette faible combinaison et son handicap lié à sa durée lui ôtant plusieurs séances par jour, Fermer les yeux a motivé 15 893 Franciliens et 40 589 cinéphiles exigeants sur tout le territoire national, ce qui est plutôt correct. En vidéo toutefois, la malédiction Victor Erice se poursuit puisque seul un DVD a été édité par Blaq Out, ce qui confirme l’absence de blu-ray du réalisateur sur notre territoire. Une injustice qu’il faudra bien réparer un jour tant l’œuvre de ce génie du septième art doit absolument être diffusée.
Critique de Virgile Dumez
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Victor Erice, José Coronado, Ana Torrent, Manolo Solo, Mario Pardo
Mots clés
Cannes 2023, Les disparitions au cinéma, La mémoire au cinéma, L’identité au cinéma, Les films dans le film