Hommage à Robert Bresson et son chef d’œuvre Au hasard Balthazar (1966), EO de Jerzy Skolimowski est l’un des films les plus acclamés de Cannes 2022. Ce drame pénétrant, obsessionnel et profondément triste est néanmoins une œuvre d’une modernité époustouflante qui marie contemplation et réflexion, et nous emporte dans une spirale visuelle dont on ressort bouleversé. A ne rater sous aucun prétexte.
Synopsis : L’histoire d’un âne nommé Baltazar, qui commence dans un cirque polonais et se termine dans un abattoir italien.
Une version moderne de Au hasard Balthazar de Robert Bresson.
Critique : Jerzy Skolimowski était dans les années 70 et 80 un cinéaste cannois. L’hilarant Roi Dame, valet (1972), l’éprouvant Le cri du sorcier (1978), le renommé Travail au noir avec Jeremy Irons (1982), l’oublié Le succès à tout prix (1984), le très académique mais néanmoins somptueux Les eaux printanières avec Nastassia Kinski et Valeria Golino (1989) auront pu connaître l’excitation de la compétition la plus prisée. Skolimowski sera même présent au Jury cannois en 1987. Malheureusement, depuis l’échec des Eaux printanières, le cinéaste pourtant méritant tombera en disgrâce (Ferdydurke, 1991), avant de connaître une résurrection artistique dans d’autres festivals ou sections cannoises avec des œuvres remarquables comme Quatre nuits avec Anna, Essential Killing, et Onze minutes.
EO (Hi-han en français), coproduction polonaise et italienne, un moment de ferveur dans une incroyable carrière
Le cinéaste âgé de 84 ans a voulu Hi-han, comme un hommage au cinéma de Robert Bresson, et en particulier à son magnifique et spirituel Au hasard Balthazar. Bien lui en a pris, Jerzy Skolimowski a littéralement subjugué les critiques présents sur la Croisette, faisant de son film, l’un des favoris pour une Palme d’Or. Il recevra finalement le Prix du Jury.
Cette œuvre visuelle splendide, expérimentale, thématiquement audacieuse, choquante, radicale et pessimiste traîne son art visuel et sonore, celui d’une contemplation foudroyante, dès l’instant de la séparation de son personnage principal – un âne de cirque qui voyage d’humain en humain jusqu’à l’abattoir auquel on le prédestine -, d’avec la jeune femme aimante qui performait à ses côtés (Sandra Drzymalska découverte dans Sole en 2019).
La magnificence de la photographie pointilleuse de Michael Dymek frappe et opère une fascination immédiate. La réalisation de EO de Jerzy Skolimowski est jeune, puissante, riche, nous emportant dans une spirale visuelle qui ne semble jamais vouloir être domptée. La cruauté du récit picaresque, plaçant l’animal d’humain en humain, se fait dénonciatrice du traitement qu’inflige l’homme aux animaux, en réponse provocante à son époque. Une approche animaliste par l’art radical aussi rare que pertinente qui mérite d’être applaudie.
Vu par le prisme du regard de la bête, plus humaine que les hommes, EO (Hi-han) surprend dans son procédé. Il nous fait tressaillir dans ses rebondissements aussi inquiétants que révoltants. L’anthropomorphisme d’un âne devenu une onomatopée relève de l’allégorie.
EO de Jerzy Skolimowski déploie un chemin de croix tortueux, mais vertueux
L’animal-éponge observe impuissamment le chaos d’un monde qui court à sa perte. Son regard est celui de l’incompréhension face à des comportements de violences sociologiques. Skolimowski filme la vengeance innommable de supporters de foot qui voient en lui le prétexte pour leur échec sportif. Le mammifère fait le constat amer des grands paradoxes de nos sociétés. L’animal de cirque est ainsi abandonné en raison du militantisme d’activistes qui cherchent à soutenir la cause des bêtes mais qui vont, inconsciemment, précipiter sa destinée tragique jusqu’à l’abattoir.
EO de Jerzy Skolimowski fait de l’âne un migrant marginal, témoin de la traite humaine (la prostitution des sans-papiers et l’irrépressible bain de sang qui s’ensuit), un poète romantique et décadent qui flirte avec l’inceste (insondable Isabelle Huppert), un être cabossé que l’on raffistole dans la douleur avant de l’annihiler dans un dédale de détresse.
EO est un nouveau jalon dans la carrière du réalisateur de Deep End. Aussi, a-t-il trouvé immédiatement un acquéreur français à Cannes, en l’occurrence le distributeur ARP Sélection, afin de le parer de la sortie cinéma qu’il mérite. Il ne faut en aucun cas rater ce monument de contemplation et de réflexion, aussi beau qu’éprouvant, mystique et polysémique, qui compte parmi les œuvres les plus originales et insensées de sa génération.
D’Au Hasard Balthazar de Robert Bresson, EO (Hi-han) a hérité de l’authentique mélancolie et d’une distanciation métaphysique face à l’horreur humaine. Ce classique instantané appartient aux pages de l’histoire du cinéma, aux œuvres que l’on ne veut et que l’on ne peut oublier. Un exercice de style ovniesque qui relève du sublime.