Premier film d’une réalisatrice qui a un vrai point de vue de cinéma à partager, Censor saisit par son intensité dramatique et son cachet esthétique. Une excellente surprise.
Synopsis : Enid travaille comme fonctionnaire pour le Bureau de la censure britannique. Son rôle consiste à scruter les films d’horreur avant leur sortie en salle ou dans les clubs vidéo, ces derniers en plein boom. Par la suite, elle y va de ses recommandations quant aux passages qui devraient être coupés. Mais voici que dans une obscure production, elle croit reconnaître un souvenir d’enfance qui la hante : celui de la disparition de sa sœur.
Retour sur les vidéo nasties britanniques du début des années 80
Critique : En 2015, la jeune réalisatrice Prano Bailey-Bond a mis tout le monde d’accord avec son court-métrage Nasty qui revenait au début des années 80 durant la période où le gouvernement britannique a créé la catégorie des vidéo nasties. Pour mémoire, les autorités se sont inquiétées de l’influence prétendue néfaste de certaines bandes horrifiques très gore sur le jeune public, craignant une explosion de la violence à cause de ces œuvres jugées scandaleuses. Le court-métrage s’amusait donc à plonger un gamin d’une douzaine d’années dans l’ambiance de ces vidéo nasties tant décriées. Le court a fait le tour des festivals, glanant çà et là des récompenses, mettant ainsi l’éclairage sur un jeune talent à suivre.
Lorsque Prano Bailey-Bond a décidé de passer au long-métrage, elle a opté pour un retour sur cette période qui a marqué son enfance. Mais cette fois-ci, elle suit les pas d’une jeune femme dont le métier est justement de suggérer des coupes dans ces films jugés néfastes pour la jeunesse. Comme le postulat de départ est un peu court, elle ajoute à cela une intrigue personnelle dans laquelle cette femme est confrontée à son propre passé et à ses propres démons après le visionnage d’un film qui la trouble profondément.
Thatcher ou l’horreur du conservatisme néolibéral
Ce qui étonne particulièrement dans Censor vient justement d’une écriture parfaitement maîtrisée où chaque élément vient entrer en résonnance avec les autres pour faire sens. Ainsi, les plans sur les actualités de l’époque, et notamment les images de Margaret Thatcher viennent rappeler au spectateur cette période extrêmement violente sur le plan social pour l’Angleterre. Adepte d’une politique néolibérale très agressive, la dame de fer a mis en place des réformes économiques drastiques dans le but de redresser le pays, mais ceci au détriment du bien-être de sa population.
Face à l’explosion bien compréhensive des contestations violentes, il était bien plus facile d’accuser l’industrie du cinéma et de la vidéo que de s’interroger sur sa propre politique. Comme le font systématiquement les conservateurs de tous poils, il est donc aisé de se présenter en défenseurs de la morale publique en livrant à la vindicte populaire un coupable idéal. Ce fut notamment le cas des vidéo nasties, films rejetés pour atteinte à la salubrité publique.
Et si la pire censure venait de notre propre esprit ?
Il s’agit donc ici de repousser dans les limbes de l’oubli ce qui dérange la société. Parallèlement, la réalisatrice suit le parcours de l’une des censeures chargées de couper les œuvres incriminées. Mais celle-ci est également affectée par une censure personnelle : son esprit effectue un blocage dès qu’elle tente de se souvenir de ce qui est arrivé à sa sœur disparue durant son enfance. Prano Bailey-Bond montre donc avec beaucoup de pertinence que notre esprit pratique de lui-même cette censure de tout ce qui peut le déranger dans son développement.
Toutefois, l’intérêt de Censor est justement de conserver durant tout le métrage l’unique point de vue du personnage principal, même lorsque celle-ci commence à avoir du mal à faire la distinction entre le réel et son imaginaire foisonnant. Ainsi, dans sa dernière partie, Censor se transforme en un véritable cauchemar éveillé où le spectateur se demande sans cesse si ce qu’il voit se déroule vraiment ou si ce ne sont que des rêves de la part de l’héroïne. Nous sommes ainsi invités à partager le point de vue de cette jeune femme passablement dérangée jusqu’à sa chute finale dans une magnifique scène où le rêve et le cauchemar alternent parfois au sein d’un même plan.
Une esthétique 80’s très travaillée
Cette plongée dans la psyché humaine ne serait pas aussi réussie sans la maestria visuelle avec laquelle la jeune réalisatrice s’empare de ce sujet. Visiblement amoureuse du cinéma barré des années 80, Prano Bailey-Bond s’empare d’une esthétique parfois proche du giallo à la Dario Argento, tout en instillant un malaise typiquement britannique qui nous fait songer au cinéma de Peter Strickland. Au niveau de l’atmosphère, on pense également fréquemment au Videodrome de Cronenberg ou encore au Twin Peaks de David Lynch. Autant de références qui ne sont aucunement citées de manière explicite mais qui infusent au cœur d’une œuvre travaillée par une vraie cinéphilie.
Non seulement les cadrages sont très soignés, mais le tout est également servi par une excellente bande musicale synthétique d’Emilie Levienaise-Farrouch. Enfin, Censor ne serait pas aussi bon sans la contribution de l’excellente Niamh Algar, actrice irlandaise qui a tout pour devenir une grande si elle choisi bien ses futurs rôles. Dans Censor, elle habite tous les plans d’une présence à la fois intrigante et magnétique. Quant à ceux qui attendent du film quelques excès gore, ils sont relativement peu nombreux, mais très efficaces.
Excellente surprise qui montre que de nouveaux talents émergent encore de nos jours, Censor doit donc être visionné par tous les amoureux d’un cinéma horrifique ambitieux, original et puissant. Le film est disponible depuis fin janvier sur les plateformes VOD. On espère une sortie prochaine en format physique, comme en Angleterre.
Critique de Virgile Dumez
Voir le film en VOD
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Niamh Algar, Michael Smiley, Nicholas Burns, Prano Bailey-Bond