Sorte de chaînon manquant entre le cinéma de la Nouvelle Vague, Fellini et Just Jaeckin, Spermula est une œuvre-monde particulièrement ambitieuse sur le plan formel. Une expérience hors norme à réserver aux aventuriers du septième art et de ses recoins les moins avouables.
Synopsis : Les Spermulites de la planète Spermula veulent conquérir la Terre. Pour cela, ils doivent se débarrasser des Terriens et ont trouvé un plan : aspirer le sperme de tous les hommes afin de les épuiser et de les empêcher de procréer. Ils débarquent donc sur Terre sous forme de femmes remarquablement belles. Sauf Werner, qui a pris l’apparence d’un homme et ne veut pas en changer…
Du sexe et de l’art
Critique : L’année cinématographique 1976 est assurément celle du triomphe du sexe sur grand écran. Alors que la pornographie a envahi les salles, que les producteurs opportunistes se remplissent les poches aisément, même des cinéastes reconnus se lancent dans une exploitation à corps perdu du sexe dans tous ses états.
A la même époque, le peintre figuratif Charles Matton se cherche sur le plan artistique. Il a connu une certaine notoriété auprès des cinéphiles grâce à l’étrange Italien des roses (1972), son premier long-métrage et envisage donc de persévérer dans ce domaine. Il signe un script original intitulé Amour est un fleuve de Russie, titre de travail qui devait être celui du produit fini. Ce titre qui sera finalement abandonné par des producteurs peu scrupuleux nous en apprend bien plus sur les intentions du cinéaste que le très racoleur, mais plus accrocheur Spermula.
Une œuvre d’avant-garde qui se joue des attentes du public
Tout d’abord, cela nous indique que le projet du réalisateur était de signer une œuvre d’avant-garde qui ne se plierait pas aux contingences du marché. En fait, Charles Matton envisage le long-métrage comme un pur film d’art qui synthétiserait toutes ses références picturales (Rembrandt pour n’en citer qu’une, particulièrement évidente) ou cinématographiques (Fellini, Pasolini et sans nul doute certains auteurs issus de la Nouvelle Vague). Loin d’être une œuvre commerciale, Spermula est donc une divagation poétique sur un monde fantasmatique niché quelque part au fond de nos êtres.
La particularité du film est de parvenir à créer un système-monde qui n’appartient qu’à lui-même. Cela commence très fort avec des vues sur des paysages dans le brouillard dont on devine aisément qu’ils sont des maquettes. On notera d’ailleurs que c’est sur ce film que l’artiste met au point sa fameuse technique des boîtes qui ont fait ensuite sa renommée dans les galeries les plus prestigieuses du monde artistique.
Non seulement les êtres féminins semblent venir d’un autre monde, mais notre propre Terre nous apparaît bien étrange, et ceci dès le prologue. Par la suite, le réalisateur se moque de charpenter son script de manière linéaire ou parfaitement lisible. On ne comprend pas tout dans Spermula qui tient davantage de l’expérience sensorielle que véritablement narrative.
Une expérience sensorielle unique qui ne se donne pas facilement
Il faut donc que le spectateur se laisse porter par la beauté des images – superbement composées, comme seuls savent le faire les peintres de formation, comme par exemple un Peter Greenaway. La musique aérienne contribue également au charme de l’ensemble, véritable festival de plans très élaborés. Dans un style très Art Déco, les décors participent également au pouvoir de fascination d’un objet filmique qui tente de n’exister que par sa beauté plastique. On songe ainsi aux œuvres les plus tarabiscotées de Fellini, mais aussi aux futures créations visuelles d’un Jean-Jacques Beineix.
Par contre, le réalisateur n’évite pas toujours les fautes de goût, les séquences un peu stupides ou même les dérapages bis, typiques d’un certain cinéma d’exploitation français de l’époque. Le jeu des acteurs est assez fragile, mais là encore, l’aspect récitatif et théâtral du dialogue est volontaire, amplifiant un peu plus le décalage. Dans le rôle principal, le mannequin canadien Dayle Haddon se contente d’être belle, tandis que Ginette Leclerc écope du rôle le plus drôle.
Une mise en boîte des institutions bourgeoises
Bien entendu, ce délire arty a aussi un vague propos subversif puisque l’auteur s’attaque aux institutions (politiques à travers l’odieux personnage du maire, religieuses avec le cardinal libidineux) dans une joie communicative. Mal élevé, Spermula l’est assurément, osant même quelques plans fugitifs de sexe explicite.
Faire de Spermula une vulgaire série Z comme on peut le lire un peu partout est donc extrêmement réducteur. Certes, tout n’est pas réussi dans ce geste artistique fou, mais on est aussi en droit d’aimer l’extrême liberté avec laquelle Charles Matton s’est emparé de l’outil cinématographique pour livrer un objet non identifié, absolument rétif à entrer dans une quelconque case.
Malgré ses nombreux défauts, Spermula est un film libre comme on les aime
Sorti durant l’été 1976 avec un titre racoleur imposé par la production – et quel titre ! – le long-métrage ne pouvait plaire à personne. Trop érotique pour séduire une intelligentsia désirant rester digne, mais trop peu sensuel et explicite pour capter un auditoire populaire venu uniquement mater de la chair à peu de frais, le résultat final ne pouvait que rencontrer l’incompréhension.
Pourtant, Spermula devrait vraiment être réévalué et finalement considéré comme le film le plus indomptable de son prestigieux auteur. Il s’inscrit en tout cas pleinement dans une certaine cinématographie déviante des années 70 (à côté du Salo de Pasolini, par exemple), tout en anticipant de plusieurs années la vague de films esthétisants français portés notamment par Beineix. A redécouvrir donc, mais en ayant toujours l’esprit ouvert et en passant outre un certain nombre de scories et de fautes de goût, indéniables.
Critique de Virgile Dumez